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– Oui et non, dit le paysan. Mais j’en sais plus long qu’il ne pense sur son compte.

– Ah! fit le confesseur, non sans un certain frémissement. Tu parais bien instruit des affaires des autres.

– Cet homme vient quelquefois au marché de notre ville, répliqua le paysan, et pendant longtemps personne n’a su d’où il venait. Mais on s’est mis sur sa piste et l’on a découvert sa demeure. Une maison au bord de la mer, qui était restée longtemps fermée, et où il s’était passé autrefois d’étranges choses!…

La curiosité d’Elena était vivement excitée. Voyant que Schedoni, distrait en apparence, n’insistait pas pour faire parler le paysan, elle le pressa elle-même de s’expliquer. Il ne demandait pas mieux.

– Il y a déjà bien des années, dit-il, une nuit orageuse du mois de décembre, Marco Torma était allé pêcher. Marco, signora, était un brave homme qui habitait notre ville quand j’étais encore petit garçon, mais qui, à l’époque où l’histoire arriva, demeurait sur le bord de la mer Adriatique où il était pêcheur de profession. Le vieux Marco était donc allé pêcher. La nuit était noire et il se hâtait de revenir à la côte avec le poisson qu’il avait pris; il tombait une pluie battante et le vent soufflait avec violence. Marco marcha quelque temps sans voir aucune lumière et sans entendre d’autre bruit que celui du flot qui battait les récifs. À la fin, il se détermina à chercher un abri sous une petite roche. Pendant qu’il se tenait là tapi, il crut entendre quelqu’un venir et il leva la tête; il aperçut alors une faible lumière, qui s’approcha et passa devant l’endroit où il était caché, et distingua un homme qui tenait à la main une lanterne sourde. Sa frayeur fut grande en voyant l’homme s’arrêter tout près de lui pour se décharger d’un fardeau; ce fardeau était un grand sac qui paraissait très lourd, car l’homme était fatigué et essoufflé.

– Qu’y avait-il dans ce sac? interrompit Schedoni avec une feinte indifférence.

– Vous allez le savoir, signor. Le vieux Marco se tenait coi, sans souffler. Peu d’instants après, il vit l’homme recharger le sac sur ses épaules et se remettre en marche le long de la côte. Enfin il le perdit de vue.

– Qu’a de commun cet homme avec Spalatro, dit Schedoni avec humeur et comme pour mettre fin au récit.

– Cela viendra en son temps, signor, répliqua le paysan. Quand l’orage fut un peu calmé, Marco quitta son abri et suivit le même chemin que l’homme au sac, cherchant quelque part une maison habitée. Bientôt il aperçut une lumière à peu de distance et se dirigea vers la demeure d’où elle partait. Arrivé à la porte, il frappa doucement, mais personne ne répondit. Il pleuvait à torrents; la porte, qui n’était pas fermée à clef, s’entrouvrit, et le pêcheur se décida à entrer. Il s’avança à tâtons et ne vit ni n’entendit personne. Enfin il parvint à une chambre à demi éclairée par un reste de feu qui brûlait dans l’âtre, puis il entendit venir quelqu’un; un homme entra avec une lumière, et le pêcheur s’avança pour lui demander la permission de s’abriter sous son toit… Marco dit qu’à l’aspect d’un étranger, l’homme de la maison devint blanc comme un linge; mais Marco lui offrit le produit de sa pêche, alors il parut se remettre et s’occupa d’attiser le feu pour faire cuire le poisson. L’idée vint au pêcheur que cet homme était le même qu’il avait vu sur le rivage, et il n’en douta plus quand il aperçut le sac dressé dans un coin contre le mur. Le maître du logis, qui avait invité le pêcheur à souper, s’absenta un instant pour aller chercher des assiettes, mais il emporta la lumière. Pendant ce temps, Marco, poussé par la curiosité, s’approcha du sac et essaya de le soulever, mais il le trouva fort pesant, quoiqu’il ne fût pas plein, et le laissa retomber lourdement par terre. Craignant que l’homme ne revînt et ne s’en aperçût, il redressa bien vite le sac contre le mur; mais, dans ce mouvement, il l’entrouvrit… Jugez de son épouvante lorsqu’il sentit de la chair froide et qu’à la lueur du feu, il distingua les traits décomposés d’un cadavre!… Ô signor! Marco fut si effrayé qu’il savait à peine où il était et qu’il se mit à trembler et devint tout pâle… Oh! mais pâle… Tenez, comme vous l’êtes maintenant!

Et, en effet, Schedoni frémissait de tous ses membres et sa figure livide se contractait affreusement. Elena, qui avait poussé un cri d’horreur, était trop vivement affectée elle-même pour s’étonner du trouble répandu sur les traits du moine qui baissa son capuchon.

Le paysan continua au milieu du silence de ses auditeurs:

– Marco n’eut pas la force de refermer le sac; mais à peine eut-il rassemblé ses esprits qu’il se hâta de fuir par une autre porte et courut droit devant lui sans s’inquiéter du chemin. Il erra toute la nuit dans le bois. Rentré enfin chez lui, accablé de fatigue et de terreur, il fut saisi d’une fièvre avec transport au cerveau et dont il faillit mourir. Peu de temps après, on se mit à faire des recherches. Mais que pouvaient de pauvres gens qui n’avaient aucune preuve en main? On visita avec soin la maison, mais l’homme n’y était plus et on ne trouva rien. C’est alors que la maison fut fermée, et elle resta ainsi jusqu’à ce que, plusieurs années après, Spalatro vînt s’y installer. Et le vieux Marco dit maintenant, à qui veut l’entendre, que ce Spalatro est le même homme qui l’a reçu dans la nuit de décembre.

– Lui! cet homme! s’écria Elena, frissonnant au souvenir de la nuit qu’elle avait passée dans cette maison où elle avait été menacée aussi par le poignard d’un assassin.

Schedoni avait repris tout son empire sur lui-même. Il traita de conte et de vision le récit du guide. Et peu de temps après, comme on suivait des chemins plus fréquentés où cet homme cessait de lui être nécessaire, il lui paya son salaire et le congédia.

Elena cependant, plus rassurée à mesure qu’elle se rapprochait de Naples, songeait aux moyens de se rendre soit à la villa Altieri, soit au couvent de Santa Maria de la Pietà. Comme on s’était arrêté pour dîner dans un village assez important et qu’elle entendait Schedoni s’informer des couvents qui se trouvaient aux environs, elle se hasarda à lui exprimer ce désir. Schedoni reconnut alors que, dans l’intérêt de sa propre sûreté, il valait mieux la laisser retourner à la villa Altieri, d’où elle pouvait se réfugier au monastère de la Pietà, que de la placer dans une autre communauté où il serait obligé de la présenter lui-même. La seule objection contre ce plan était la crainte qu’elle ne fût découverte par la marquise; mais de toute façon ne fallait-il pas donner quelque chose au hasard? De tous les partis à prendre, celui qu’elle lui suggérait était encore le meilleur. L’arrivée d’Elena dans une maison respectable, où elle était connue depuis son enfance, n’exciterait aucune curiosité ni aucune recherche sur sa famille, et le secret de Schedoni y serait moins menacé que partout ailleurs. Comme c’était là l’objet principal de ses inquiétudes, il décida qu’Elena se retirerait au couvent de la Pietà. Le reste du voyage se passa sans autre accident. Schedoni s’était arrangé de manière à n’arriver à Naples que vers le soir, et il était nuit close lorsqu’il s’arrêta à la porte de la villa Altieri. Elena revit avec une vive émotion la maison d’où elle avait été si violemment arrachée. Elle y retrouva sa vieille Béatrice dont l’accueil fut aussi joyeux que l’eût été celui de sa tante. Schedoni, qui avait repris son habit religieux, la quitta en l’assurant que, s’il apprenait quelque chose du sort de Vivaldi, il le lui ferait aussitôt connaître. Il ajouta qu’il ne reviendrait pas la voir jusqu’à ce qu’il jugeât convenable d’avouer tout haut qu’il était son père. En attendant, il promettait de lui écrire, et il lui donna une adresse où elle pourrait lui faire parvenir de ses nouvelles sous un nom supposé. Il lui enjoignit, en outre, de garder sur sa naissance, pour sa propre sûreté, un secret absolu et de se rendre dès le lendemain au couvent de la Pietà. Ces divers ordres lui furent intimés d’un ton très ferme pour la convaincre de la nécessité d’y obéir, et cela ne laissa pas de lui causer quelque étonnement.