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Une des principales préoccupations de Schedoni était la difficulté d’expliquer à la marquise pourquoi il n’avait pas rempli l’engagement qu’il avait pris envers elle et de l’intéresser en faveur d’Elena, sans laisser deviner qu’elle était sa fille. Il désirait et craignait à la fois cette entrevue. Il frémissait à l’idée de revoir une femme à qui il avait promis d’assassiner sa propre fille et qui allait lui reprocher de n’avoir pas tenu parole.

Tandis que nos voyageurs cheminaient en silence, les pensées d’Elena la ramenaient à Vivaldi et elle se perdait en conjectures sur l’influence que devait avoir sur leur destinée future la découverte qu’elle venait de faire. Schedoni cependant, toujours plongé dans ses rêveries, ayant prononcé le nom de Vivaldi, elle saisit cette occasion de s’informer de ce qu’il était devenu.

– Je n’ignore pas votre attachement, dit Schedoni en éludant sa question; mais je désire savoir de quelle manière il a commencé.

Elena, confuse, hésita d’abord, puis elle obéit et lui raconta en rougissant l’histoire de leurs amours. Schedoni ne l’interrompit par aucune observation. Encouragée par ce silence, elle se hasarda à lui demander par l’ordre de qui Vivaldi avait été arrêté et où il avait été conduit. Schedoni lui épargna la douleur d’apprendre que son amant était prisonnier de l’Inquisition. Il affecta d’ignorer tout ce qui s’était passé à Celano, mais il lui dit qu’il croyait que Vivaldi avait été, ainsi qu’elle-même, arrêté par ordre de la marquise qui, sans doute, le faisait détenir pour un certain temps.

Leur arrivée dans une petite ville interrompit ces explications. Le premier soin de Schedoni fut de se procurer un nouveau guide; puis il congédia Spalatro. Le drôle partit avec une répugnance qui fut remarquée par Elena.

Nos voyageurs ne purent se remettre en route que dans l’après-midi. Schedoni garda pendant tout le chemin le même silence que dans la matinée; sauf quelques questions qu’il posa à son guide et auxquelles celui-ci répondit en donnant carrière à sa langue. Il n’était pas aisé d’arrêter le bavardage de ce paysan qui se mit à raconter de terribles histoires sur des meurtres commis dans ces forêts. Schedoni, absorbé dans ses rêveries, ne semblait pas l’entendre; Elena n’y fit pas d’abord grande attention non plus, mais, lorsqu’elle fut entrée dans une partie plus épaisse de la forêt et dans un défilé étroit pratiqué entre deux rochers, elle commença à ressentir quelque crainte. Aucun objet vivant ne se montrait dans les détours du chemin; mais, comme elle regardait souvent en arrière, elle crut apercevoir un homme qui les suivait et qui tout à coup s’arrêta et se glissa derrière les arbres. Il lui sembla reconnaître Spalatro; mais Schedoni, à qui elle communiqua ses soupçons, les taxa d’alarmes imaginaires. Ils arrivèrent bientôt à une ville où le religieux se procura un habit séculier pour continuer son voyage. Là, ils étaient encore à quelques journées de Naples. La route qu’ils prirent pour s’y rendre était tracée sur des bruyères désertes. Durant toute la matinée, ils n’avaient pas rencontré un seul voyageur; et l’après-midi était déjà fort avancé quand le guide leur montra dans l’éloignement les murailles d’un édifice grisâtre situé sur le penchant d’un coteau. Ils s’en approchèrent, espérant trouver là quelque couvent hospitalier, mais ils n’aperçurent que les ruines d’un ancien château qui leur parut inhabité. Les voyageurs s’arrêtèrent donc dans la cour où, assis à l’ombre des palmiers, sur les débris d’une fontaine de marbre, ils se partagèrent quelques provisions tirées de la valise du guide. Elena, pendant ce frugal repas, contemplait les restes d’une tour écroulée, lorsque dans une sorte de passage obscur ménagé entre deux pans de murailles, elle aperçut, grâce à quelques rayons de jour qui y pénétraient, un homme dans lequel elle reconnut encore la figure et la démarche de Spalatro. Elle s’écria, mais il disparut; et, quand Schedoni jeta les yeux vers le même endroit, il ne vit plus, ni n’entendit rien.

Elena n’hésita pas à affirmer qu’elle avait vu Spalatro; et Schedoni, persuadé que, si c’était lui, il ne pouvait avoir que de mauvais desseins, se leva et pénétra avec le guide dans le défilé, laissant Elena seule dans la cour. À peine l’avait-il quittée qu’elle fut frappée du danger qu’il courait dans cette obscurité où un meurtrier invisible pouvait l’attendre, et elle le rappela à grands cris, mais il ne répondit point. Trop inquiète pour demeurer en place, elle courut vers le passage, cherchant à percer les ténèbres, et elle hésitait à s’engager plus avant lorsqu’un faible cri qui semblait venir de l’intérieur de l’édifice frappa ses oreilles. Au même moment elle entendit un coup de pistolet, ensuite un gémissement prolongé. Incapable de faire un pas, elle demeura comme clouée sur place. Bientôt après elle entendit de nouveaux gémissements qui se rapprochaient par degrés et vit sortir d’une autre partie des ruines un homme blessé qui traversa la cour.

Un éblouissement subit l’empêcha de le bien distinguer; elle recula de quelques pas en chancelant et s’appuya sur un tronçon de colonne. Cette sorte d’anéantissement dura quelques minutes, après quoi elle s’entendit appeler et vit Schedoni sortir du même côté de l’édifice et venir à elle. Il lui prit les mains en lui disant:

– Avez-vous vu passer quelqu’un?

– Oui, dit-elle, j’ai vu un homme blessé traverser la cour, et j’ai craint un instant que ce ne fût vous.

– Vous êtes sûre qu’il est blessé? reprit le moine.

– Trop sûre, dit faiblement Elena. Mais je vous en prie, partons tout de suite, et épargnez ce malheureux.

– Que j’épargne un assassin! répondit Schedoni avec impatience.

– Un assassin! Il a donc attenté à votre vie?

Schedoni ne répondit pas; mais, quittant la cour brusquement, il examina les traces de sang qui se perdaient dans les hautes herbes jusqu’à l’entrée des caveaux souterrains où il eût été inutile, sinon imprudent, de s’engager. Cette vaine recherche le rendit soucieux; enfin il se décida à aller avec le guide reprendre les chevaux où on les avait laissés. Puis nos voyageurs, remontant à cheval, quittèrent ces ruines en silence. Ils furent longtemps trop occupés des impressions qu’ils venaient de recevoir pour renouer l’entretien. À la fin cependant, Elena s’informa de ce qui s’était passé; elle apprit que Schedoni, poursuivant Spalatro dans le défilé, n’avait fait que l’entrevoir, et que le bandit lui avait échappé par des détours.

– Nous avons eu assez de peine, dit le guide, à courir après ce coquin-là. Mais vous lui avez coupé les ailes, signor, et il ne pourra pas nous suivre de longtemps, car votre coup de pistolet l’a frappé à l’épaule.

– Dangereusement?

– Mortellement peut-être. Il sera allé mourir dans quelque coin de ces ruines.

Elena crut remarquer alors comme un sourire indéfinissable sur la figure de Schedoni. Était-il possible qu’un religieux se réjouît à l’idée de la mort d’un homme? Mais le guide bavard ne lui laissa pas le temps de s’abandonner à ses réflexions.

– Ce Spalatro, continua-t-il, est un coquin qui aurait mérité une fin moins honnête.

– Tu le connais? demanda vivement Schedoni. J’avais cru que tu n’avais avec cet homme-là aucune relation.