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Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j'avais vécu avant la veille. Tout mon être s'exaltait en joie au souvenir des mots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était habile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passions subites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurent quelquefois, du reste, comme elles sont nées.

Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n'avait aucune raison de feindre un amour qu'elle n'aurait pas ressenti, et je me disais aussi que les femmes ont deux façons d'aimer qui peuvent résulter l'une de l'autre: elles aiment avec le cœur ou avec les sens. Souvent une femme prend un amant pour obéir à la seule volonté de ses sens, et apprend, sans s'y être attendue, le mystère de l'amour immatériel et ne vit plus que par son cœur; souvent une jeune fille, ne cherchant dans le mariage que la réunion de deux affections pures, reçoit cette soudaine révélation de l'amour physique, cette énergique conclusion des plus chastes impressions de l'âme.

Je m'endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé par une lettre de Marguerite, lettre contenant ces mots:

«Voici mes ordres: ce soir au Vaudeville. Venez pendant le troisième entr'acte.

«M.G»

Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d'avoir toujours la réalité sous la main, dans le cas où je douterais, comme cela m'arrivait par moments.

Elle ne me disait pas de l'aller voir dans le jour, je n'osai me présenter chez elle; mais j'avais un si grand désir de la rencontrer avant le soir que j'allai aux Champs-élysées, où, comme la veille, je la vis passer et redescendre.

À sept heures, j'étais au Vaudeville.

Jamais je n'étais entré si tôt dans un théâtre.

Toutes les loges s'emplirent les unes après les autres. Une seule restait vide: l'avant-scène du rez-de-chaussée.

Au commencement du troisième acte, j'entendis ouvrir la porte de cette loge, sur laquelle j'avais presque constamment les yeux fixés, Marguerite parut.

Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l'orchestre, m'y vit et me remercia du regard.

Elle était merveilleusement belle ce soir-là.

étais-je la cause de cette coquetterie? M'aimait-elle assez pour croire que, plus je la trouverais belle, plus je serais heureux? Je l'ignorais encore; mais si telle avait été son intention, elle réussissait, car, lorsqu'elle se montra, les têtes ondulèrent les unes vers les autres, et l'acteur alors en scène regarda lui-même celle qui troublait ainsi les spectateurs par sa seule apparition.

Et j'avais la clef de l'appartement de cette femme, et dans trois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi.

On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmes entretenues; ce qui m'étonne, c'est qu'ils ne fassent pas pour elles vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi, de cette vie-là, pour savoir combien les petites vanités de tous les jours qu'elles donnent à leur amant soudent fortement dans le cœur, puisque nous n'avons pas d'autre mot, l'amour qu'il a pour elle.

Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que je reconnus pour le comte de G… s'assit au fond.

À sa vue, un froid me passa sur le cœur.

Sans doute, Marguerite s'apercevait de l'impression produite sur moi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me sourit de nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort attentive à la pièce. Au troisième entr'acte, elle se retourna, dit deux mots; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe de venir la voir.

– Bonsoir! me dit-elle quand j'entrai, et elle me tendit la main.

– Bonsoir! répondis-je en m'adressant à Marguerite et à Prudence.

– Mais je prends la place de quelqu'un. Est-ce que M. le comte de G… ne va pas revenir?

– Si; je l'ai envoyé me chercher des bonbons pour que nous puissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans la confidence.

– Oui, mes enfants, dit celle-ci; mais soyez tranquilles, je ne dirai rien.

– Qu'avez-vous donc ce soir? dit Marguerite en se levant et en venant dans l'ombre de la loge m'embrasser sur le front.

– Je suis un peu souffrant.

– Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironique si bien fait pour sa tête fine et spirituelle.

– Où?

– Chez vous.

– Vous savez bien que je n'y dormirai pas.

– Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce que vous avez vu un homme dans ma loge.

– Ce n'est pas pour cette raison.

– Si fait, je m'y connais, et vous avez tort; ainsi ne parlons plus de cela. Vous viendrez après le spectacle chez Prudence, et vous y resterez jusqu'à ce que je vous appelle. Entendez-vous?

– Oui.

Est-ce que je pouvais désobéir?

– Vous m'aimez toujours? reprit-elle.

– Vous me le demandez!

– Vous avez pensé à moi?

– Tout le jour.

– Savez-vous que je crains décidément de devenir amoureuse de vous? demandez plutôt à Prudence.

– Ah! répondit la grosse fille, c'en est assommant.

– Maintenant, vous allez retourner à votre stalle; le comte va rentrer, et il est inutile qu'il vous trouve ici.

– Pourquoi?

– Parce que cela vous est désagréable de le voir.

– Non; seulement si vous m'aviez dit désirer venir au Vaudeville ce soir, j'aurais pu vous envoyer cette loge aussi bien que lui.

– Malheureusement, il me l'a apportée sans que je la lui demande, en m'offrant de m'accompagner. Vous le savez très bien, je ne pouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire, c'était de vous écrire où j'allais pour que vous me vissiez, et parce que moi-même j'avais du plaisir à vous revoir plus tôt; mais, puisque c'est ainsi que vous me remerciez, je profite de la leçon.

– J'ai tort, pardonnez-moi.

– À la bonne heure, retournez gentiment à votre place, et surtout ne faites plus le jaloux.

Elle m'embrassa de nouveau, et je sortis.

Dans le couloir, je rencontrai le comte qui revenait.

Je retournai à ma stalle.

Après tout, la présence de M. de G… dans la loge de Marguerite était la chose la plus simple. Il avait été son amant, il lui apportait une loge, il l'accompagnait au spectacle, tout cela était fort naturel, et, du moment où j'avais pour maîtresse une fille comme Marguerite, il me fallait bien accepter ses habitudes.