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L’attitude de ce meurtrier était inconcevable.

Son «compliment» anglais terminé, il restait au milieu du cabinet, la physionomie étonnée, moitié content, moitié inquiet, mais aussi à l’aise que s’il eût été sur les tréteaux où il disait avoir passé la moitié de sa vie.

Et, réunissant tout ce qu’il avait d’intelligence et de pénétration, le juge s’efforçait de saisir quelque chose, un indice, un tressaillement d’espoir, une contraction d’angoisse, sur ce masque plus énigmatique en sa mobilité que la face de bronze des sphynx.

Jusqu’alors, M. Segmuller avait le dessous.

Il est vrai qu’il n’avait point encore attaqué sérieusement. Il n’avait utilisé aucune des armes que lui avait forgées Lecoq.

Mais le dépit le gagnait, il fut aisé de le voir, à la façon brusque dont il releva la tête au bout d’un moment.

– Je le reconnais, dit-il au prévenu, vous parlez couramment les trois grandes langues de l’Europe. C’est un rare talent.

Le meurtrier s’inclina, un sourire orgueilleux aux lèvres.

– Mais cela n’établit pas votre identité, continua le juge. Avez-vous des répondants à Paris?… Pouvez-vous indiquer une personne honorable qui garantisse votre individualité?

– Eh!… monsieur, il y a seize ans que j’ai quitté la France et que je vis sur les grands chemins et dans les foires…

– N’insistez pas, la prévention ne saurait se contenter de ces raisons. Il serait trop aisé d’échapper aux conséquences de ses antécédents. Parlez-moi de votre dernier patron, M. Simpson… Quel est ce personnage?

– M. Simpson est un homme riche, répondit le prévenu d’un ton froissé, riche à plus de deux cent mille francs, et honnête. En Allemagne, il travaille avec un théâtre de marionnettes; en Angleterre, il fait voir des phénomènes, selon le goût des pays…

– Eh bien!… ce millionnaire peut témoigner en votre faveur; il doit être facile de le retrouver.

En ce moment, Lecoq n’avait plus un brin de fil sec sur lui; il l’a avoué depuis. En dix paroles, le prévenu allait confirmer ou réduire en poudre les affirmations de l’enquête…

– Certes, répondit-il avec emphase, M. Simpson ne peut dire que du bien de moi. Il est assez connu pour qu’on le retrouve, seulement cela demandera du temps.

– Pourquoi?…

– Parce que, à l’heure qu’il est, il doit être en route pour l’Amérique. C’est même ce voyage qui m’a fait le quitter… je crains la mer.

Les angoisses dont les griffes aiguës déchiraient le cœur de Lecoq s’envolèrent. Il respira.

– Ah!…fit le juge sur trois tons différents, ah!… ah!…

– Quand je dis qu’il est en route, reprit vivement le prévenu, il se peut que je me trompe, et qu’il ne soit pas encore parti. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait arrangé toutes ses affaires pour s’embarquer quand nous nous sommes séparés.

– Sur quel navire devait-il prendre passage?

– Il ne me l’a pas dit.

– Où vous êtes vous quittés?

– À Leipzig, en Saxe…

– Quand?

– Vendredi dernier.

M. Segmuller haussa dédaigneusement les épaules…

– Vous étiez à Leipzig vendredi, vous?… fit-il. Depuis quand donc êtes-vous à Paris?

– Depuis dimanche, à quatre heures du soir.

– Voilà ce qu’il faudrait prouver.

À la contraction du visage du meurtrier, on dut supposer un puissant effort de mémoire. Pendant près d’une minute, il parut chercher, interrogeant de l’œil le plafond et le sol alternativement, se grattant la tête, frappant du pied.

– Comment prouver, murmurait-il, comment?…

Le juge se lassa d’attendre.

– Je vais vous aider, dit-il. Les gens de l’auberge où vous étiez logés à Leipzig ont dû vous remarquer?…

– Nous ne sommes pas descendus à l’auberge.

– Où donc avez-vous mangé, couché?…

– Dans la grande voiture de M. Simpson, elle était vendue, mais il ne devait la livrer qu’au port où il s’embarquait.

– Quel est ce port?…

– Je l’ignore.

Moins habitué que le juge à garder le secret de ses impressions, Lecoq ne put s’empêcher de se frotter les mains. Il voyait son prévenu convaincu de mensonge, «collé au mur,» selon son expression.

– Ainsi, reprit M. Segmuller, vous n’avez à offrir à la justice que votre seule affirmation?

– Attendez donc, dit le prévenu en étendant les bras en avant comme s’il eût pu saisir entre ses mains une inspiration encore vague, attendez donc… Lorsque je suis arrivé à Paris, j’avais une malle.

– Ensuite?…

– Elle est toute remplie de linge marqué de la première lettre de mon nom. J’ai dedans des paletots, des pantalons, deux costumes pour mon état…

– Passez.

– Alors donc, en descendant du chemin de fer, j’ai porté cette malle dans un hôtel tout près de la gare…

Il s’arrêta court, visiblement décontenancé.

– Le nom de cet hôtel? demanda le juge.

– Hélas!… monsieur, c’est précisément ce que je cherche, je l’ai oublié. Mais je n’ai pas oublié la maison, il me semble la voir encore, et si on me conduisait aux environs, je la reconnaîtrais certainement. Les gens de l’hôtel me remettraient, et d’ailleurs ma malle serait là pour faire preuve.

À part soi, Lecoq se promettait une petite enquête préparatoire dans les hôtels qui entourent la gare du Nord.

– Soit, prononça le juge, on fera peut-être ce que vous demandez. Maintenant deux questions: Comment, arrivé à Paris à quatre heures, vous trouviez-vous à minuit à la Poivrière, un repaire de malfaiteurs, situé au milieu des terrains vagues, impossible à trouver la nuit quand on ne le connaît pas?… En second lieu, comment, possédant tous les effets que vous dites, étiez-vous si misérablement vêtu?…

L’homme sourit à ces questions.

– Vous allez comprendre, monsieur le juge, répondit-il. Quand on voyage en troisième, on éreinte ses vêtements, voilà pourquoi, au départ, j’ai mis ce que j’avais de plus mauvais. En arrivant, quand j’ai senti sous mes pieds le pavé de Paris, je suis devenu comme fou; j’avais de l’argent, c’était le dimanche gras, je n’ai pensé qu’à faire la noce, et pas du tout à me changer. M’étant amusé autrefois à la barrière d’Italie, j’y ai couru et je suis entré chez un marchand de vins. Pendant que je mangeais un morceau, deux individus près de moi parlaient de passer la nuit au bal de l’Arc-en-ciel. Je leur demande de m’y conduire, ils acceptent, je paye une tournée et nous partons. Mais voilà qu’à ce bal, les jeunes gens m’ayant quitté pour danser, je commence à m’ennuyer à cent sous par tête. Vexé, je sors, et ne voulant pas demander mon chemin, une bêtise, quoi! je me perds dans une grande plaine sans maisons. J’allais revenir sur mes pas, quand j’aperçois pas loin une lumière; je marche droit dessus… et j’arrive à ce cabaret maudit.