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Le juge d’instruction s’était penché sur son bureau pour prendre une note. Ce mot: «des camarades», l’avait frappé, et il se proposait de le faire expliquer plus tard.

– Si vous êtes innocent, continua-t-il, vous serez bientôt relâché, mais il faut établir votre innocence.

– Que dois-je faire pour cela?

– Dire la vérité, toute la vérité, répondre en toute sincérité, sans restrictions, sans arrière-pensée aux questions que je vous poserai.

– Pour ça, on peut compter sur moi.

Il levait déjà la main comme pour prendre Dieu et les hommes à témoin de sa bonne foi, M. Segmuller lui ordonna de l’abaisser, en ajoutant:

– Les prévenus ne prêtent pas serment.

– Tiens!… fit l’homme d’un air étonné, c’est drôle!

Tout en semblant laisser s’égarer le prévenu, le juge ne le perdait pas de vue. Il avait surtout voulu, par ces préliminaires, le rassurer, le mettre à l’aise, écarter autant que possible ses défiances, et il estimait le but qu’il se proposait atteint.

– Encore une fois, reprit-il, prêtez-moi toute votre attention, et n’oubliez pas que votre liberté dépend de votre franchise. Comment vous nommez-vous?

– Mai.

– Quels sont vos prénoms?

– Je n’en ai pas.

– C’est impossible.

Un mouvement du prévenu trahit une impatience aussitôt maîtrisée.

– Voici, répondit-il, la troisième fois qu’on me dit cela depuis hier. C’est ainsi, cependant. Si j’étais menteur, rien ne serait si simple que de vous dire que je m’appelle Pierre, Jean ou Jacques… Mais mentir n’est pas mon genre. Vrai, je n’ai pas de prénoms. S’il s’agissait de surnoms, ce serait autre chose, j’en ai eu beaucoup.

– Lesquels?…

– Voyons… pour commencer, quand j’étais chez le père Fougasse, on m’appelait l’Affiloir, parce que, voyez-vous…

– Qui était ce père Fougasse?

– Le roi des hommes pour les bêtes sauvages, monsieur le juge. Ah!… il pouvait se vanter de posséder une ménagerie, celui-là. Tigres, lions, perroquets de toutes les couleurs, serpents gros comme la cuisse, il avait tout. Malheureusement il avait aussi une connaissance qui a tout mangé.

Se moquait-il, parlait-il sérieusement? Il était si malaisé de le discerner, que M. Segmuller et Lecoq étaient également indécis. Goguet, lui, tout en minutant l’interrogatoire, riait.

– Assez!… interrompit le juge, quel âge avez-vous?

– Quarante-quatre ou cinq ans.

– Où êtes-vous né?…

– En Bretagne, probablement.

Pour le coup, M. Segmuller crut découvrir une intention ironique qu’il importait de réprimer.

– Je vous préviens, dit-il durement, que si vous continuez ainsi, votre liberté est fort compromise. Chacune de vos réponses est une inconvenance.

La plus sincère désolation, mêlée d’inquiétude, se peignit sur les traits du meurtrier.

– Ah!… il n’y a pas d’offense, monsieur le juge, gémit-il. Vous me questionnez, je réponds… Vous verriez bien que je dis vrai, si vous me laissiez vous conter ma petite affaire.

XIX

«Prévenu bavard, cause bien instruite,» dit un vieux proverbe du Palais.

C’est qu’il semble impossible, en effet, qu’un coupable, épié par le juge, puisse parler beaucoup sans que sa langue trahisse son intention ou sa pensée, sans qu’il s’évapore quelque chose du secret qu’il prétend garder.

Les plus simples, parmi les prévenus, ont compris cela. Aussi, obligés à une prodigieuse contention d’esprit, sont-ils généralement plus que réservés.

Enfermés dans leur système de défense, comme une tortue dans sa carapace, ils n’en sortent que le moins possible et avec la plus ombrageuse circonspection.

À l’interrogatoire, ils répondent, il le faut bien, mais c’est comme à regret, brièvement, ils sont avares de détails.

Ici, l’accusé était prodigue de paroles. Ah!… il n’avait pas l’air de craindre de «se couper.» Il n’hésitait pas, à l’exemple de ceux qui tremblent de disloquer d’un mot le roman qu’ils s’efforcent de substituer à la vérité.

En d’autres circonstances, c’eût été une présomption en sa faveur.

– Expliquez-vous donc!… répondit M. Segmuller à la requête indirecte de son prévenu.

Le meurtrier ne dissimula pas adroitement la joie que lui causait la liberté qui lui était accordée.

L’éclat de ses yeux, le gonflement de ses narines, révélèrent une satisfaction pareille à celle du chanteur de romances qu’on traîne au piano.

Il se campa, la tête en arrière, en beau parleur sûr de ses moyens et de ses effets, promena sa langue sur ses lèvres pour les humecter, et dit:

– Comme cela, c’est mon histoire que vous me demandez?

– Oui.

– Pour lors, monsieur le juge, vous saurez qu’un beau jour, il y a de cela quarante-cinq ans, le père Tringlot, directeur d’une troupe pour la souplesse, la force et la dislocation, s’en allait de Guingamp à Saint-Brieuc par la grande route. Naturellement, il voyageait dans ses deux grandes voitures, avec son épouse, son matériel et ses artistes. Très bien. Mais voilà que peu après avoir dépassé un gros bourg nommé Chatelaudren, regardant de droite et de gauche, il aperçoit sur le revers d’un fossé quelque chose de blanc qui grouillait. «Faut que je voie ce que c’est,» dit-il à son épouse. Il arrête, descend, va au fossé, prend la chose et pousse un cri. Vous me demanderez: Qu’avait-il donc trouvé, cet homme? Oh! mon Dieu! c’est bien simple. Il venait de trouver votre serviteur, alors âgé d’environ dix mois.

Il salua à la ronde sur ces derniers mots.

– Naturellement, reprit-il, le père Tringlot me porte à son épouse, une bien brave femme, tout de même. Elle me prend, m’examine, me tâte, et dit: «Il est fort, ce môme, et bien venant; il faut le garder, puisque sa mère a eu l’abomination de l’abandonner. Je lui donnerai des leçons, et dans cinq ou six ans il nous fera honneur.» Là dessus, on commence à me chercher un nom. On était aux premiers jours du mois de mai; il fut décidé que je m’appellerais Mai, et Mai je suis depuis ce jour-là, sans prénom.

Il s’interrompit, et son regard s’arrêta successivement sur ses trois auditeurs, comme s’il eût quêté une approbation.

L’approbation ne venant pas, il poursuivit:

– C’était un homme simple, le père Tringlot, et ignorant les lois. Il ne déclara pas sa trouvaille à l’autorité. De la sorte, je vivais, mais je n’existais pas, puisqu’il faut être inscrit sur un registre de mairie pour exister.