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– Après cela, reprit le juge, vous parlez peut-être d’après ce que vous savez du caractère du meurtrier, vous le connaissez vraisemblablement.

– Je ne l’avais jamais vu avant cette soirée-là.

– Mais il était cependant déjà venu dans votre établissement?

– Jamais de sa vie.

– Oh! Oh!… comment expliquez-vous alors que, entrant dans la salle du bas, pendant que vous étiez dans votre chambre, cet inconnu, cet étranger se soit mis à crier: «Hé!… la vieille!» Il devinait donc que l’établissement était tenu par une femme, et que cette femme n’était plus jeune?

– Il n’a pas crié cela.

– Rappelez vos souvenirs; c’est vous-même qui venez de me le dire.

– Je n’ai pas dit cela, mon bon monsieur.

– Si… et on va vous le prouver, en vous relisant votre interrogatoire… Goguet, lisez, s’il vous plaît.

Le souriant greffier eut promptement trouvé le passage, et de sa meilleure voix il lut la phrase textuelle de la Chupin:

«… J’étais en haut depuis une demi-heure, quand d’en bas on se met à m’appeler: «Hé!… la vieille! Je descends, etc., etc.»

– Vous voyez bien! insista M. Segmuller.

L’assurance de la vieille récidiviste fut sensiblement diminuée par cet échec. Mais loin d’insister, le juge glissa sur cet incident, comme s’il n’y eût pas attaché grande importance.

– Et les autres buveurs, reprit-il, ceux qui ont été tués, les connaissiez-vous?…

– Non, monsieur, ni d’Ève ni d’Adam.

– Et vous n’avez pas été surprise de voir ainsi arriver chez vous trois inconnus, accompagnés de deux femmes?

– Quelquefois le hasard…

– Allons!… vous ne pensez pas ce que vous dites. Ce n’est pas le hasard qui peut amener des clients la nuit, par un temps épouvantable, dans un cabaret mal famé comme le vôtre, et situé surtout assez loin de toute voie fréquentée, au milieu des terrains vagues…

– Je ne suis pas sorcière; ce que je pense, je le dis.

– Donc, vous ne connaissez même pas le plus jeune de ces malheureux, celui qui était vêtu en soldat, Gustave, enfin?

– Aucunement.

M. Segmuller nota l’intonation de cette réponse, et plus lentement il ajouta:

– Du moins, vous avez bien ouï parler d’un ami de ce Gustave, un certain Lacheneur?

À ce nom, le trouble de l’hôtesse de la Poivrière fut visible, et c’est d’une voix profondément altérée, qu’elle balbutia:

– Lacheneur?… Lacheneur?… Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom.

Elle niait, mais l’effet produit restait, et à part soi, Lecoq jurait qu’il retrouverait ce Lacheneur, ou qu’il périrait à la tâche. N’y avait-il pas, parmi les pièces de conviction, une lettre de lui, écrite, on le savait, dans un café du boulevard Beaumarchais?

Avec un pareil indice et de la patience…

– Maintenant, continua M. Segmuller, nous arrivons aux femmes qui accompagnaient ces malheureux. Quel genre de femmes était-ce?…

– Oh!… des filles de rien du tout.

– Étaient-elles richement habillées?…

– Très misérablement, au contraire.

– Bien!… donnez-moi leur signalement.

– C’est que… mon bon juge, je les ai à peine vues… Enfin, c’étaient deux grandes et puissantes gaillardes, si mal bâties que, sur le premier moment, comme c’était le dimanche gras, je les ai prises pour des hommes déguisés en femmes. Elles avaient des mains comme des épaules de mouton, la voix cassée, et des cheveux très noirs. Elles étaient brunes comme des mulâtresses, voilà surtout ce qui m’a frappé…

– Assez!… interrompit le juge; j’ai désormais la preuve de votre insigne mauvaise foi. Ces femmes étaient petites, et l’une d’elles était remarquablement blonde.

– Je vous jure, mon bon monsieur…

– Ne jurez pas, je serais forcé de vous confronter avec un honnête homme qui vous dirait que vous mentez.

Elle ne répliqua pas, et il y eut un moment de silence; M. Segmuller se décidait à frapper le grand coup.

– Soutiendrez-vous aussi, demanda-t-il, que vous n’aviez rien de compromettant dans la poche de votre tablier?

– Rien… On peut le chercher et fouiller; il est resté chez moi.

Cette assurance, sur ce point, ne trahissait-elle pas l’influence du faux ivrogne?…

– Ainsi, reprit M. Segmuller, vous persistez… Vous avez tort, croyez-moi. Réfléchissez… Selon que vous agirez, vous irez aux assises comme témoin… ou comme complice.

Bien que la veuve parût écrasée sous ce coup inattendu, le juge n’insista pas. On lui relut son interrogatoire, elle le signa et sortit.

M. Segmuller aussitôt, s’assit à son bureau, remplit un imprimé et le remit à son greffier, en disant:

– Voici, Goguet, une ordonnance d’extraction pour le directeur du Dépôt. Allez dire qu’on m’amène le meurtrier.

XVII

Arracher des aveux à un homme intéressé à se taire, et persuadé qu’il n’existe pas de preuves contre lui, c’est certes difficile.

Mais demander, dans de telles conditions, la vérité à une femme, c’est vouloir, dit-on au Palais, c’est prétendre confesser le diable.

Aussi, dès que M. Segmuller et Lecoq se trouvèrent seuls, ils se regardèrent d’un air qui disait leur inquiétude, et combien peu ils conservaient d’espoir.

En somme, qu’avait-il produit de positif, cet interrogatoire conduit avec cette dextérité du juge qui sait disposer et manier ses questions, comme un général sait manœuvrer ses troupes et les faire donner à propos?

Il en ressortait la preuve irrécusable de la connivence de la veuve Chupin, et rien de plus.

– Cette coquine sait tout!… murmura Lecoq.

– Oui, répondit le juge, il m’est presque démontré qu’elle connaît les gens qui se trouvaient chez elle, les femmes, les victimes, le meurtrier, tous enfin. Mais il est certain qu’elle connaît ce Gustave… Je l’ai lu dans son œil. Il m’est prouvé qu’elle sait qui est ce Lacheneur, cet inconnu dont le soldat mourant voulait se venger, ce personnage mystérieux qui a, très évidemment, la clef de cette énigme. C’est cet homme qu’il faudrait retrouver…

– Ah! je le retrouverai, s’écria Lecoq, quand je devrais questionner les onze cent mille hommes qui se promènent dans Paris!