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M. Segmuller avait déplié sur son bureau le plan du cabaret dessiné par Lecoq.

– Approchez, dit-il au prévenu, et précisez sur ce papier votre position et celle de vos adversaires.

L’homme obéit, et avec une sûreté un peu bien surprenante chez un homme de sa condition apparente, il expliqua le drame.

– Je suis entré, disait-il, par cette porte marquée C, je me suis assis à la table H, qui est à gauche en entrant; les autres occupaient cette table qui est entre la cheminée F et la fenêtre B.

Lorsqu’il eut achevé:

– Je dois, dit le juge, rendre à la vérité cet hommage que vos déclarations s’accordent parfaitement avec les constatations des médecins, lesquels ont reconnu qu’un des coups avait été tiré à bout portant et l’autre de la distance de deux mètres environ.

Un prévenu vulgaire eût triomphé. L’homme, au contraire, eut un imperceptible haussement d’épaules.

– Cela prouve, murmura-t-il, que ces médecins savent leur métier.

Lecoq était content.

Juge, il n’eût pas mené autrement l’interrogatoire.

Il bénissait le ciel, qui lui avait donné M. Segmuller au lieu et place de M. d’Escorval.

– Ceci réglé, reprit le juge, il vous reste, prévenu, à m’apprendre le sens d’une phrase prononcée par vous, quand l’agent que voici vous a renversé.

– Une phrase?…

– Oui!… vous avez dit: «C’est les Prussiens qui arrivent, je suis perdu!» Qu’est-ce que cela signifiait?

Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier. Il devint clair qu’il avait prévu toutes les autres questions et que celle-ci le prenait au dépourvu.

– C’est bien étonnant, fit-il avec un embarras mal déguisé, que j’aie dit cela!…

Évidemment il gagnait du temps, il cherchait une explication.

– Cinq personnes vous ont entendu, insista le juge.

– Après tout, reprit l’homme, la chose est possible. C’est une phrase qu’avait coutume de répéter un vieux de la garde de Napoléon, qui, après la bataille de Waterloo, était entré au service de M. Simpson…

L’explication, pour être tardive, n’en était pas moins ingénieuse. Aussi M. Segmuller parut-il s’en contenter.

– Cela peut être, dit-il; mais il est une circonstance qui passe ma compréhension. Étiez-vous débarrassé de vos adversaires avant l’entrée de la ronde de police?… Répondez oui ou non.

– Oui.

– Alors, comment, au lieu de vous échapper par l’issue dont vous deviniez l’existence, êtes-vous resté debout sur le seuil de la porte de communication, avec une table devant vous en guise de barricade, votre arme dirigée vers les agents, pour les tenir en échec?

L’homme baissa la tête, et sa réponse se fit attendre.

– J’étais comme fou, balbutia-t-il, je ne savais si c’étaient des agents de police qui arrivaient ou des amis de ceux que j’avais tués.

– Votre intérêt vous commandait de fuir les uns comme les autres.

Le meurtrier se tut.

– Eh bien!… reprit M. Segmuller, la prévention suppose que vous vous êtes sciemment et volontairement exposé à être arrêté, pour protéger la retraite des deux femmes qui se trouvaient dans ce cabaret.

– Je me serais donc risqué pour deux coquines que je ne connaissais pas?…

– Pardon!… La prévention a de fortes raisons de croire que vous les connaissez au contraire très bien, ces deux femmes.

– Ça, par exemple!… si on me le prouve!…

Il ricanait, mais le rire fut glacé sur ses lèvres par le ton d’assurance avec lequel le juge dit, en scandant les syllabes:

– Je-vous-le-prou-ve-rai!…

XXI

Ces délicates et épineuses questions d’identité qui, à tout moment, se représentent, sont le désespoir de la justice.

Les chemins de fer, la photographie et le télégraphe électrique ont multiplié les moyens d’investigation; en vain. Tous les jours encore il arrive que des malfaiteurs habiles réussissent à dérober aux juges leur véritable personnalité, et échappent ainsi aux conséquences de leurs antécédents.

C’est à ce point qu’un spirituel procureur-général disait une fois en riant, – et peut-être ne plaisantait-il qu’à demi:

«Les confusions de personnes ne cesseront que le jour où la loi prescrira d’imprimer, au fer rouge, un numéro d’ordre sur l’épaule de tout enfant déclaré à la mairie.»

Certes, M. Segmuller eût souhaité ce numéro d’ordre à l’énigmatique prévenu qui était là devant lui.

Et cependant, il ne désespérait pas, et sa confidence, si elle était exagérée, n’était pas feinte.

Il pensait que cette circonstance des deux femmes était le côté faible du système du meurtrier, le point où il devait concentrer ses efforts.

Il l’abandonna, néanmoins, pénétré de cette juste théorie qu’à un premier interrogatoire, on ne doit traiter à fond aucune question.

Lorsqu’il estima que sa menace avait produit son effet, il reprit:

– Ainsi, prévenu, vous affirmez ne connaître aucune des personnes qui se trouvaient dans le cabaret?

– Je le jure.

– Vous n’avez jamais eu occasion de voir un individu dont le nom se trouve mêlé à cette déplorable affaire, un certain Lacheneur?

– J’entendais ce nom pour la première fois, quand le soldat mourant l’a prononcé, en ajoutant que ce Lacheneur était un ancien comédien…

Il eut en gros soupir, et ajouta:

– Pauvre troupier!…Je venais de lui donner le coup de mort, et ses dernières paroles ont été le témoignage de mon innocence.

Ce petit mouvement sentimental laissa le juge très froid.

– Par conséquent, demanda-t-il, vous acceptez la déposition de ce militaire?

L’homme hésita, comme s’il eût flairé un piège et calculé la réponse.

– J’accepte!… dit-il enfin; bast!…

– Très bien. Ce soldat, vous devez vous le rappeler, voulait se venger de Lacheneur, lequel, en lui promettant de l’argent, l’avait entraîné dans un complot. Contre qui ce complot?… Contre vous, évidemment. D’un autre côté, vous prétendez n’être arrivé à Paris que ce soir-là même, et n’avoir été conduit à la Poivrière que par le plus grand des hasards… Conciliez donc cela.

Le prévenu osa hausser les épaules.