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Cet appartement, autrefois, était celui de Jean Lacheneur lorsqu’il venait passer les vacances près de son père, et rien n’y avait été changé. Il reconnaissait les rideaux à ramages, les grandes rosaces du tapis et jusqu’au vieux fauteuil où il avait lu tant de romans en cachette.

Dès qu’ils furent entrés, Martial courut à un petit secrétaire resté dans un angle, le brisa plutôt qu’il ne l’ouvrit et prit dans un tiroir un papier plié fort menu qu’il glissa dans sa poche.

Bien qu’il parût agir dans la plénitude de sa volonté, un observateur eût été effrayé de ses mouvements saccadés, de sa pâleur et de l’éclat de ses yeux. Les fous, quand ils paraissent se conduire le plus raisonnablement, se trahissent par un extérieur pareil.

– Maintenant, dit-il, partons… Il faut éviter une scène; mon père et… ma femme me cherchent sans doute… Nous nous expliquerons dehors.

Ils descendirent en toute hâte, sortirent par les jardins et eurent bientôt atteint la longue avenue de Sairmeuse.

Alors Jean Lacheneur s’arrêta court.

– Venir si loin pour un oui ou un non, était je crois inutile, dit-il. Enfin, vous l’avez voulu. Que dois-je répondre à Maurice d’Escorval?

– Rien! Vous allez me conduire près de lui.

– Vous?…

– Oui, moi!… Il faut que je le voie, que je lui parle, que je me justifie… Marchons!

Mais Jean Lacheneur ne bougea pas.

– Ce que vous me demandez est impossible, prononça-t-il.

– Pourquoi?

– Parce que Maurice est poursuivi. S’il était pris, il serait traduit devant la Cour prévôtale et sans doute condamné a mort. Il se cache, il a trouvé une retraite sûre, je n’ai pas le droit de la faire connaître.

En fait de retraite sûre, Maurice n’avait alors que le bois voisin, où, en compagnie du caporal Bavois, il attendait le retour de Jean.

Mais Jean n’avait pu résister à la tentation de prononcer cette réponse, plus insultante que s’il eût dit simplement:

– Nous craignons les délateurs!…

La preuve que Martial n’était pas soi, c’est que lui si fier, si violent, il ne releva pas l’outrage.

– Vous vous défiez de moi!… fit-il tristement.

Jean Lacheneur se tut, nouvelle offense.

– Cependant, insista Martial, après ce que vous venez de voir et d’entendre, vous ne pouvez plus me soupçonner d’avoir coupé les cordes que j’ai portées au baron d’Escorval.

– Non… Je suis persuadé que vous êtes innocent de cette atroce lâcheté.

– Vous avez vu comment j’ai puni celui qui a osé compromettre l’honneur du nom de Sairmeuse… Et celui-là, cependant, est le père de la jeune fille que j’ai épousée aujourd’hui même…

– J’ai vu!… mais je vous répondrai quand même: impossible!

Véritablement, Jean était stupéfait de la patience, – il faut dire plus, – de l’humble résignation de Martial.

Au lieu de se révolter, Martial tira de sa poche le papier qu’il était allé prendre à son appartement, et le tendant à Jean:

– Ceux qui m’infligent cette honte qu’on doute de ma parole, seront châtiés, dit-il d’une voix sourde… Vous ne croyez pas à ma sincérité, Jean, en voici une preuve que je comptais remettre a Maurice et qui vous rassurera…

– Qu’est-ce que cette preuve?…

– Le brouillon écrit de ma main, en échange duquel mon père a favorisé l’évasion du baron d’Escorval… Un inexplicable pressentiment m’a empêché de brûler cette pièce compromettante… je m’en réjouis aujourd’hui. Reprenez cette lettre, elle me remet à votre discrétion.

Tout autre que Jean Lacheneur eût été touché de cette grandeur d’âme, que d’aucuns eussent taxée d’héroïque niaiserie.

Jean demeura implacable. Il avait au cœur une de ces haines que rien ne désarme, qui circulent dans les veines comme le sang, que nulles satisfactions n’assouvissent, qui loin de s’affaiblir avec les années, grandissent et deviennent plus terribles.

Il eût tout sacrifié, il sacrifia tout en ce moment, le malheureux! à l’ineffable jouissance de voir à ses pieds ce fier marquis qu’il exécrait.

– Bien, dit-il, je remettrai cela à Maurice.

– C’est un gage d’alliance, ce me semble?

Jean Lacheneur eut un geste terrible d’ironie et de menace.

– Un gage d’alliance! s’écria-t-il, comme vous y allez, monsieur le marquis!… Avez-vous donc oublié tout le sang qui a coulé entre nous? Vous n’avez pas coupé les cordes, soit!… Mais qui donc a condamné à mort le baron d’Escorval innocent? N’est-ce pas le duc de Sairmeuse? Une alliance!… Vous oubliez donc que vous et les vôtres vous avez conduit mon père à l’échafaud!… Comment avez-vous remercié cet homme dont l’héroïque probité vous a rendu une fortune!… Vous avez essayé de séduire sa fille, ma pauvre Marie-Anne… Vous ne l’avez pas séduite, mais vous l’avez bien perdue de réputation.

– J’ai offert mon nom et ma fortune à votre sœur.

– Je l’eusse tuée de ma main si elle eût accepté!… C’est que je n’oublie pas, moi, et je vous le prouverai… Si jamais quelque grand malheur atteint la noble famille de Sairmeuse, pensez à Jean Lacheneur… Sa main y sera pour quelque chose…

Il s’emportait, il s’oubliait; une violente secousse de sa volonté lui rendit sa froideur, et d’un ton posé il ajouta:

– Et si vous tenez tant à voir Maurice, soyez demain à la lande de la Rèche à midi, il y sera. Au revoir!…

Ayant dit, il se jeta brusquement de côté, franchit d’un bond le talus de l’avenue, et disparut dans les ténèbres…

– Jean!… cria Martial d’une voix presque suppliante; Jean! revenez; écoutez-moi!

Pas de réponse…

Et bientôt, le bruit des souliers ferrés du frère de Marie-Anne s’éteignit sur la terre labourée…

Une sorte d’étourdissement, comme après une chute, s’était emparé du jeune marquis de Sairmeuse, et il restait debout à la même place au milieu de l’avenue, immobile, sans projets et sans pensées…

Un cheval qui passait à fond de train, lancé du côté de Montaignac, et qui en passant faillit l’écraser, le tira de cet anéantissement.

Il tressaillit comme un homme éveillé en sursaut, et la conscience de ses actes qu’il avait perdue en lisant la provocation de Maurice lui revint.

Maintenant, il pouvait juger sa conduite, comme l’ivrogne qui, l’ivresse dissipée, constate avec épouvante ses extravagances.

Etait-ce vraiment lui, Martial, le flegmatique railleur, l’homme qui vantait son sang-froid et son insensibilité parfaite, qui s’était laissé emporter ainsi!