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– Vous saviez donc que c’était l’endroit désigné pour le rendez-vous général?

– Lacheneur venait de me l’apprendre.

– Si j’admettais votre version, je vous dirais que votre devoir était d’accourir à Montaignac prévenir l’autorité… Mais vous n’avez pas agi comme vous dites… Vous n’avez pas quitté Lacheneur, vous l’avez accompagné.

– Non, monsieur, non!…

– Et si je vous le prouvais d’une façon indiscutable?…

– Impossible, monsieur, puisque cela n’est pas.

À la sinistre satisfaction qui éclairait le visage de M. de Sairmeuse, l’abbé Midon comprit que ce juge inique devait avoir entre les mains une arme inattendue et terrible, et que le baron d’Escorval allait être écrasé sous quelqu’une de ces coïncidences fatales qui expliquent sans les justifier toutes les erreurs judiciaires…

Sur un signe du commissaire rapporteur, le marquis de Courtomieu avait quitté sa place et s’était avancé jusqu’à l’estrade.

– Je vous prie, monsieur le marquis, lui dit le duc, de vouloir bien donner à la commission lecture de la déposition écrite et signée de Mlle votre fille.

Cet effet d’audience devait avoir été préparé. M. de Courtomieu chaussa ses lunettes, tira de sa poche un papier qu’il déplia, et au milieu d’un silence de mort, il lut:

«Moi, Blanche de Courtomieu, soussignée, après avoir juré sur mon âme et conscience de dire la vérité, je déclare:

«Dans la soirée du 4 février dernier, entre dix et onze heures, suivant en voiture la route qui conduit de Sairmeuse à Montaignac, j’ai été assaillie par une horde de brigands armés. Pendant qu’ils délibéraient pour savoir s’ils devaient s’emparer de ma personne et piller ma voiture, j’ai entendu l’un d’eux s’écrier en parlant de moi: «Il faut qu’elle descende, n’est-ce pas M. d’Escorval?» Je crois que le brigand qui a prononcé ces paroles est un homme du pays nommé Chanlouineau, mais je n’oserais l’affirmer.»

Un cri terrible, suivi de gémissements inarticulés, interrompit le marquis.

Le supplice enduré par Maurice était trop grand pour ses forces et pour sa raison. Il venait de s’élancer vers le tribunal pour crier: «C’est à moi que s’adressait Chanlouineau, seul je suis coupable, mon père est innocent!…»

L’abbé Midon, par bonheur, eut la présence d’esprit de se jeter devant lui et d’appliquer sa main sur sa bouche…

Mais le prêtre n’eût pu contenir ce malheureux jeune homme sans les officiers à demi-solde placés près de lui.

Devinant tout peut-être, ils entourèrent Maurice, l’enlevèrent et le portèrent dehors, bien qu’il se débattit avec une énergie extraordinaire.

Tout cela ne prit pas dix secondes.

– Qu’est-ce? fit le duc, en promenant sur l’auditoire un regard irrité.

Personne ne souffla mot.

– Au moindre bruit je fais évacuer la salle, ajouta M. de Sairmeuse. Et vous, accusé, qu’avez-vous à dire pour votre justification, après l’accablant témoignage de Mlle de Courtomieu?

– Rien! murmura le baron.

– Ainsi, vous avouez?…

Une fois dehors, l’abbé Midon avait confié Maurice à trois officiers à demi-solde qui s’étaient engagés, sur l’honneur, à le conduire, à le porter au besoin à l’hôtel, et à l’y retenir de gré ou de force.

Rassuré de ce côté, le prêtre rentra dans la salle juste à temps pour voir le baron se rasseoir sans répondre, indiquant ainsi qu’il renonçait à disputer plus longtemps sa tête.

Que dire, en effet!… se défendre, n’était-ce pas risquer de trahir son fils, le livrer quand déjà lui-même, quoi qu’il advint, ne pouvait plus être sauvé…

Jusqu’alors, il n’était personne dans l’auditoire qui ne crût à l’innocence absolue du baron. Etait-il donc coupable?… Sa résignation devait le faire croire; quelques-uns le crurent.

Mais les membres de la commission, qui avaient aperçu le mouvement de Maurice, ne pouvaient pas ne pas soupçonner la vérité. Ils se turent cependant.

Toutes les affaires de ce genre ont des côtés sombres et mystérieux que n’éclairent jamais les débats publics.

Si les accusés se tiennent bien, les accusateurs semblent redouter d’aller jusqu’au fond des choses, ne sachant ce qu’ils y trouveront.

Conseillé par le marquis de Courtomieu, inquiet du rôle de son fils, le duc de Sairmeuse devait tenir à circonscrire l’accusation. Il n’avait pas fait arrêter l’abbé Midon, il était bien résolu à ne pas inquiéter Maurice tant qu’il n’y serait pas contraint.

Le baron d’Escorval semblait se reconnaître coupable; n’était-ce pas une assez belle victoire pour le duc de Sairmeuse!…

Il se retourna vers les avocats, et d’un air dédaigneux et ennuyé:

– Maintenant, leur dit-il, parlez, puisqu’il le faut absolument, mais pas de phrases!… Nous devrions avoir fini depuis une heure.

Le plus âgé des avocats se leva, frémissant d’indignation, prêt à tout braver pour dire sa pensée; mais le baron l’arrêta.

– N’essayez pas de me défendre, monsieur, prononça-t-il froidement… ce serait inutile!… Je n’ai qu’un mot à dire à mes juges: qu’ils se souviennent de ce qu’écrivait au roi le noble et généreux maréchal Moncey: l’échafaud ne fait pas d’amis!

Ce souvenir n’était pas de nature à émouvoir beaucoup la commission. Le maréchal, pour cette phrase, avait été «destitué» et condamné à trois mois de prison…

Cependant, les avocats ne prenant pas la parole, le duc de Sairmeuse résuma les débats et la commission se retira pour délibérer.

M. d’Escorval restait pour ainsi dire avec ses défenseurs. Il leur serra affectueusement la main, et en termes qui attestaient la liberté de son esprit, il les remercia de leur dévouement et de leur courage.

Ces hommes de cœur pleuraient…

Alors, le baron attira vers lui le plus âgé, et rapidement, tout bas, d’une voix émue:

– J’ai, monsieur, lui dit-il, un dernier service à vous demander… Tout à l’heure, quand la sentence de mort aura été prononcée, rendez-vous près de mon fils… Vous lui direz que son père mourant lui ordonne de vivre… il vous comprendra. Dites-lui bien que c’est ma dernière volonté: Qu’il vive… pour sa mère!…

Il se tut, la commission rentrait…

Des trente accusés, neuf, déclarés non coupables, étaient relâchés…

Les vingt-et-un autres, et M. d’Escorval et Chanlouineau étaient de ce nombre, étaient condamnés à mort!…

Chanlouineau souriait toujours!…