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On en rit jusqu'au fond des provinces les plus reculées du Céleste Empire.

«Où est Wang?

– Qui a vu Wang?

– Où demeure Wang?

– Que fait Wang?

– Wang! Wang! Wang!» criaient les petits Chinois dans les rues.

Ces questions furent bientôt dans toutes les bouches.

Et Kin-Fo, ce digne Célestial, «dont le vif désir était de devenir centenaire», qui prétendait lutter de longévité avec ce célèbre éléphant, dont le vingtième lustre s'accomplissait alors au Palais des Écuries de Péking, ne pouvait tarder à être tout à fait à la mode.

«Eh bien, le sieur Kin-Fo avance-t-il en âge?

– Comment se porte-t-il?

– Digère-t-il convenablement?

– Le verra-t-on revêtir la robe jaune des vieillards?»

Ainsi, par des paroles gouailleuses, s'abordaient les mandarins civils ou militaires, les négociants à la Bourse, les marchands dans leurs comptoirs, les gens du peuple au milieu des rues et des places, les bateliers sur leurs villes flottantes!

Ils sont très gais, très caustiques, les Chinois, et l'on conviendra qu'il y avait matière à quelque gaieté. De là des plaisanteries de tout genre, et même des caricatures qui débordaient le mur de la vie privée.

Kin-Fo, à son grand déplaisir, dut supporter les inconvénients de cette célébrité singulière. On alla jusqu'à le chansonner sur l'air de «Mantchiang-houng», le vent qui souffle dans les saules. Il parut une complainte, qui le mettait plaisamment en scène: Les Cinq Veilles du Centenaire! Quel titre alléchant, et quel débit il s'en fit à trois sapèques l'exemplaire!

Si Kin-Fo se dépitait de tout ce bruit fait autour de son nom, William J. Bidulph s'en applaudissait, au contraire; mais Wang n'en demeurait pas moins caché à tous les yeux.

Or, les choses allèrent si loin, que la position ne fut bientôt plus tenable pour Kin-Fo. Sortait-il? Un cortège de Chinois de tout âge, de tout sexe, l'accompagnait dans les rues, sur les quais, même à travers les territoires concessionnés, même à travers la campagne. Rentrait-il? Un rassemblement de plaisants de la pire espèce se formait à la porte du yamen.

Chaque matin, il était mis en demeure de paraître au balcon de sa chambre, afin de prouver que ses gens ne l'avaient pas prématurément couché dans le cercueil du kiosque de Longue Vie. Les gazettes publiaient moqueusement un bulletin de sa santé avec commentaires ironiques, comme s'il eût appartenu à la dynastie régnante des Tsing. En somme, il devenait parfaitement ridicule.

Il s'ensuivit donc qu'un jour, le 21 mai, le très vexé Kin-Fo alla trouver l'honorable William J. Bidulph, et lui fit connaître son intention de partir immédiatement. Il en avait assez de Shang-Haï et des Shanghaïens.

«C'est peut-être courir plus de risques! lui fit observer très justement l'agent principal.

– Peu m'importe! répondit Kin-Fo. Prenez vos précautions en conséquence.

– Mais où irez-vous?

– Devant moi.

– Où vous arrêterez-vous?

– Nulle part!

– Et quand reviendrez-vous?

– Jamais.

– Et si j'ai des nouvelles de Wang?

– Au diable Wang! Ah! la sotte idée que j'ai eue de lui donner cette absurde lettre!»

Au fond, Kin-Fo se sentait, pris du plus furieux désir de retrouver le philosophe. Que sa vie fût entre les mains d'un autre, cette idée commençait à l'irriter profondément.

Cela passait à l'état d'obsession. Attendre plus d'un mois encore dans ces conditions, jamais il ne s'y résignerait! Le mouton devenait enragé!

«Eh bien, partez donc, dit William J. Bidulph. Craig et Fry vous suivront partout où vous irez!

– Comme il vous plaira, répondit Kin-Fo, mais je vous préviens qu'ils auront à courir.

– Ils courront, mon cher monsieur, ils courront et ne sont point gens à épargner leurs jambes!»

Kin-Fo rentra au yamen et, sans perdre un instant, fit ses préparatifs de départ.

Soun, à son grand ennui, – il n'aimait pas les déplacements – devait accompagner son maître. Mais il ne hasarda pas une observation, qui lui eût certainement coûté un bon bout de sa queue.

Quant à Fry-Craig, en véritables Américains, ils étaient toujours prêts à partir, fût-ce pour aller au bout du monde.

Ils ne firent qu'une seule question: «Où monsieur…, dit Craig.

– Va-t-il? ajouta Fry.

– A Nan-King, d'abord, et au diable ensuite!»

Le même sourire parut simultanément sur les lèvres de Craig-Fry. Enchantés tous les deux! Au diable! Rien ne pouvait leur plaire davantage! Le temps de prendre congé de l'honorable William J. Bidulph, et aussi, de revêtir un costume chinois qui attirât moins l'attention sur leur personne, pendant ce voyage à travers le Céleste Empire.

Une heure après, Craig et Fry, le sac au côté, revolvers à la ceinture, revenaient au yamen.

A la nuit tombante, Kin-Fo et ses compagnons quittaient discrètement le port de la concession américaine, et s'embarquaient sur le bateau à vapeur qui fait le service de Shang-Haï à Nan-King.

Ce voyage n'est qu'une promenade. En moins de douze heures, un steamboat, profitant du reflux de la mer, peut remonter par la route du fleuve Bleu jusqu'à l'ancienne capitale de la Chine méridionale.

Pendant cette courte traversée, Craig-Fry furent aux petits soins pour leur précieux Kin-Fo, non sans avoir préalablement dévisagé tous les voyageurs. Ils connaissaient le philosophe – quel habitant des trois concessions n'eût connu cette bonne et sympathique figure! – et ils s'étaient assurés qu'il n'avait pu les suivre à bord. Puis, cette précaution prise, que d'attentions de tous les instants pour le client de la Centenaire, tâtant de la main les pavois sur lesquels il s'appuyait, éprouvant du pied les passerelles où il se tenait parfois, l'entraînant loin de la chaufferie, dont les chaudières leur semblaient suspectes, l'engageant à ne pas s'exposer au vent vif du soir, à ne point se refroidir à l'air humide de la nuit, veillant à ce que les hublots de sa cabine fussent hermétiquement fermés, rudoyant Soun, le négligent valet, qui n'était jamais là lorsque son maître le demandait, le remplaçant au besoin pour servir le thé et les gâteaux de la première veille, enfin couchant à la porte de la cabine de Kin-Fo, tout habillés, la ceinture de sauvetage aux hanches, prêts à lui porter secours si, par explosion ou collision, le steamboat venait à sombrer dans les profondes eaux du fleuve! Mais aucun accident ne se produisit, qui eût vaillamment mis à l'épreuve le dévouement sans bornes de Fry-Craig. Le bateau à vapeur avait rapidement descendu le cours du Wousung, débouqué dans le Yang-Tse-Kiang, ou fleuve Bleu, rangé l'île de Tsong-Ming, laissé en arrière les feux de Ou-Song et de Langchan, remonté avec la marée à travers la province du Kiang-Sou, et, le 22 au matin, débarqué ses passagers, sains et saufs, sur le quai de l'ancienne cité impériale.