«Le premier parti ne vaut rien, répondit Kin-Fo. Wang saurait bien arriver jusqu'à moi sans se laisser voir, puisque ma maison est la sienne. Il faut donc le retrouver à tout prix.
– Vous avez raison, monsieur, répondit William J. Bidulph. Le plus sûr est de retrouver ledit Wang, et nous le retrouverons!
– Mort ou… dit Craig.
– Vif! répondit Fry.
– Non! vivant! s'écria Kin-Fo. Je n'entends pas que Wang soit un instant en danger par ma faute!
– Craig et Fry, ajouta William J. Bidulph, vous répondez de notre client pendant soixante-dix sept jours encore. Jusqu'au 30 juin prochain, monsieur vaut pour nous deux cent mille dollars.»
Là-dessus, le client et l'agent principal de la Centenaire prirent congé l'un de l'autre. Dix minutes après, Kin-Fo, escorté de ses deux gardes du corps, qui ne devaient plus le quitter, était rentré dans le yamen.
Lorsque Soun vit Craig et Fry officiellement installés dans la maison, il ne laissa pas d'en éprouver quelque regret.
Plus de demandes, plus de réponses, partant plus de taëls!
En outre, son maître, en se reprenant à vivre, s'était repris à malmener le maladroit et paresseux valet. Infortuné Soun! Qu'aurait-il dit s'il eût su ce que lui réservait l'avenir!
Le premier soin de Kin-Fo fut de «phonographier» à Péking, avenue de Cha-Coua, le changement de fortune qui le faisait plus riche qu'avant. La jeune femme entendit la voix de celui qu'elle croyait à jamais perdu, lui redire ses meilleures tendresses. Il reverrait sa petite sœur cadette. La septième lune ne se passerait pas sans qu'il fût accouru près d'elle pour ne la plus quitter. Mais, après avoir refusé de la rendre misérable, il ne voulait pas risquer de la rendre veuve.
Lé-ou ne comprit pas trop ce que signifiait cette dernière phrase; elle n'entendait qu'une chose, c'est que son fiancé lui revenait, c'est qu'avant deux mois, il serait près d'elle.
Et, ce jour-là, il n'y eut pas une femme plus heureuse que la jeune veuve dans tout le Céleste Empire.
En effet, une complète réaction s'était faite dans les idées de Kin-Fo, devenu quatre fois millionnaire, grâce à la fructueuse opération de la Centrale Banque Californienne. Il tenait à vivre et à bien vivre. Vingt jours d'émotions l'avaient métamorphosé. Ni le mandarin Pao-Shen, ni le négociant Yin-Pang, ni Tim le viveur, ni Houal le lettré n'auraient reconnu en lui l'indifférent amphitryon, qui leur avait fait ses adieux sur un des bateaux-fleurs de la rivière des Perles. Wang n'en aurait pas cru ses propres yeux, s'il eût été là. Mais il avait disparu sans laisser aucune trace. Il ne revenait pas à la maison de Shang-Haï.
De là, un gros souci pour Kin-Fo, et des transes de tous les instants pour ses deux gardes du corps.
Huit jours plus tard, le 24 mai, aucune nouvelle du philosophe, et, conséquemment, nulle possibilité de se mettre à sa recherche. Vainement Kin-Fo, Craig et Fry avaient-ils fouillé les territoires concessionnés, les bazars, les quartiers suspects, les environs de Shang-Haï.
Vainement les plus habiles tipaos de la police s'étaient-ils mis en campagne. Le philosophe était introuvable.
Cependant, Craig et Fry, de plus en plus inquiets, multipliaient les précautions. Ni de jour, ni de nuit, ils ne quittaient leur client, mangeant à sa table, couchant dans sa chambre. Ils voulurent même l'engager à porter une cotte d'acier, pour se mettre à l'abri d'un coup de poignard, et à ne manger que des œufs à la coque, qui ne pouvaient être empoisonnés!
Kin-Fo, il faut le dire, les envoya promener. Pourquoi pas l'enfermer pendant deux mois dans la caisse à secret de la Centenaire, sous prétexte qu'il valait deux cent mille dollars!
Alors, William J. Bidulph, toujours pratique, proposa à son client de lui restituer la prime versée et de déchirer la police d'assurance.
«Désolé, répondit nettement Kin-Fo, mais l'affaire est faite, et vous en subirez les conséquences.
– Soit, répliqua l'agent principal, qui prit son parti de ce qu'il ne pouvait empêcher, soit! Vous avez raison! Vous ne serez jamais mieux gardé que par nous!
– Ni à meilleur compte!» répondit Kin-Fo.
XI DANS LEQUEL ON VOIT KIN-FO DEVENIR L'HOMME LE PLUS CÉLÈBRE DE L'EMPIRE DU MILIEU
Cependant, Wang demeurait introuvable. Kin-Fo commençait à enrager d'être réduit à l'inaction, de ne pouvoir au moins courir après le philosophe. Et comment aurait-il pu le faire, puisque Wang avait disparu sans laisser aucune trace!
Cette complication ne laissait pas d'inquiéter l'agent principal de la Centenaire. Après s'être dit d'abord que tout cela n'était pas sérieux, que Wang n'accomplirait pas sa promesse, que, même en l'excentrique Amérique, on ne se passerait pas de pareilles fantaisies, il en arriva à penser que rien n'était impossible dans cet étrange pays qu'on appelle le Céleste Empire. Il fut bientôt de l'avis de Kin-Fo: c'est que, si l'on ne parvenait pas à retrouver le philosophe, le philosophe tiendrait la parole donnée. Sa disparition indiquait même de sa part le projet de n'opérer qu'au moment où son élève s'y attendrait le moins, comme par un coup de foudre, et de le frapper au cœur d'une main rapide et sûre. Alors, après avoir déposé la lettre sur le corps de sa victime, il viendrait tranquillement se présenter aux bureaux de la Centenaire, pour y réclamer sa part du capital assuré.
Il fallait donc prévenir Wang; mais, le prévenir directement, cela ne se pouvait.
L'honorable William J. Bidulph fut donc conduit à employer les moyens indirects par voie de la presse. En quelques jours, des avis furent envoyés aux gazettes chinoises, des télégrammes aux journaux étrangers des deux mondes.
Le Tching-Pao, l'officiel de Péking, les feuilles rédigées en chinois à Shang-Haï et à Hong-Kong, les journaux les plus répandus en Europe et dans les deux Amériques, reproduisirent à satiété la note suivante: «Le sieur Wang, de Shang-Haï, est prié de considérer comme non avenue la convention passée entre le sieur Kin-Fo et lui, à la date du 2 mai dernier, ledit sieur Kin-Fo n'ayant plus qu'un seul et unique désir, celui de mourir centenaire.» Cet étrange avis fut bientôt suivi de cet autre, beaucoup plus pratique à coup sûr: «Deux mille dollars ou treize cents taëls à qui fera connaître à William J. Bidulph, agent principal de la Centenaire à Shang-Haï, la résidence actuelle du sieur Wang, de ladite ville.» Que le philosophe eût été courir le monde pendant le délai de cinquante-cinq jours, qui lui était donné pour accomplir sa promesse, il n'y avait pas lieu de le penser.
Il devait plutôt être caché dans les environs de Shang-Haï, de manière à profiter de toutes les occasions; mais l'honorable William J. Bidulph ne croyait pas pouvoir prendre trop de précautions.
Plusieurs jours se passèrent. La situation ne se modifiait pas. Or, il advint que ces avis, reproduits à profusion sous la forme familière aux Américains: WANG! WANG!! WANG!!! d'une part, KIN-FO! KIN-FO!! KIN-FO!!! de l'autre, finirent par attirer l'attention publique et provoquèrent l'hilarité générale.