«Ainsi, demanda William J. Bidulph, vous n'avez pas encore pu pénétrer dans la maison?
– Pas… dit Craig.
– Encore, dit Fry.
– Ce sera difficile, répondit l'agent principal. Il le faudra pourtant. Il s'agit pour la Centenaire, non seulement de gagner une prime énorme, mais aussi de ne pas perdre deux cent mille dollars! Donc, deux mois de surveillance et peut-être plus, si notre nouveau client renouvelle sa police!
– Il a un domestique… dit Craig.
– Que l'on pourrait peut-être avoir…, dit Fry.
– Pour apprendre tout ce qui se passe… continua Craig.
– Dans la maison de Shang-Haï! acheva Fry.
– Humph! fit William J. Bidulph. Engluez-moi le domestique. Achetez-le. Il doit être sensible au son des taëls. Les taëls ne vous manqueront pas. Lors même que vous devriez épuiser les trois mille formules de civilités que comporte l'étiquette chinoise, épuisez-les. Vous n'aurez point à regretter vos peines.
– Ce sera… dit Craig.
– Fait», répondit Fry.
Et voilà pour quelles raisons majeures Craig et Fry tentèrent de se mettre en relation avec Soun. Or, Soun n'était pas plus homme à résister à l'appât séduisant des taëls qu'à l'offre courtoise de quelques verres de liqueurs américaines.
Craig-Fry surent donc par Soun tout ce qu'ils avaient intérêt à savoir, ce qui se réduisait à ceci: Kin-Fo avait-il changé quoi que ce soit à sa manière de vivre?
Non, si ce n'est peut-être qu'il rudoyait moins son fidèle valet, que les ciseaux chômaient au grand avantage de sa queue, et que le rotin chatouillait moins souvent ses épaules.
Kin-Fo avait-il à sa disposition quelque arme destructive?
Point, car il n'appartenait pas à la respectable catégorie des amateurs de ces outils meurtriers.
Que mangeait-il à ses repas?
Quelques plats simplement préparés, qui ne rappelaient en rien la fantaisiste cuisine des Célestials.
A quelle heure se levait-il?
Dès la cinquième veille, au moment où l'aube, à l'appel des coqs, blanchissait l'horizon.
Se couchait-il de bonne heure?
A la deuxième veille, comme il avait toujours eu l'habitude de le faire, à la connaissance de Soun.
Paraissait-il triste, préoccupé, ennuyé, fatigué de la vie?
Ce n'était point un homme positivement enjoué. Oh non!
Cependant depuis quelques jours, il semblait prendre plus de goût aux choses de ce monde. Oui! Soun le trouvait moins indifférent, comme un homme qui attendrait… quoi? Il ne pouvait le dire.
Enfin, son maître possédait-il quelque substance vénéneuse dont il aurait pu faire emploi?
Il n'en devait plus-avoir, car, le matin même, on avait jeté par son ordre, dans le Houang-Pou, une douzaine de petits globules, qui devaient être de qualité malfaisante.
En vérité, dans tout ceci, il n'y avait rien qui fût de nature à alarmer l'agent principal de la Centenaire. Non! jamais le riche Kin-Fo, dont personne d'ailleurs, Wang excepté, ne connaissait la situation, n'avait paru plus heureux de vivre.
Quoi qu'il en fût, Craig et Fry durent continuer à s'enquérir de tout ce que faisait leur client, à le suivre dans ses promenades, car il était possible qu'il ne voulût pas attenter à sa personne dans sa propre maison.
Ainsi les deux inséparables firent-ils. Ainsi Soun continua-t-il de parler, avec d'autant plus d'abandon qu'il y avait beaucoup à gagner dans la conversation de gens si aimables.
Ce serait aller trop loin de dire que le héros de cette histoire tenait plus à la vie depuis qu'il avait résolu de s'en défaire. Mais, ainsi qu'il y comptait, et pendant les premiers jours du moins, les émotions ne lui manquèrent pas. Il s'était mis une épée de Damoclès juste au-dessus du crâne, et cette épée devait lui tomber un jour sur la tête.
Serait-ce aujourd'hui, demain, ce matin, ce soir? Sur ce point, doute, et de là quelques battements du cœur, nouveaux pour lui.
D'ailleurs, depuis l'échange de paroles qui s'était fait entre eux, Wang et lui se voyaient peu. Ou bien le philosophe quittait la maison plus fréquemment qu'autrefois, ou il restait enfermé dans sa chambre. Kin-Fo n'allait point l'y trouver – ce n'était pas son rôle -, et il ignorait même à quoi Wang passait son temps. Peut-être à préparer quelque embûche! Un ancien Taï-ping devait avoir dans son sac bien des manières d'expédier un homme. De là, curiosité, et, par suite, nouvel élément d'intérêt.
Cependant, le maître et l'élève se rencontraient presque tous les jours à la même table. Il va sans dire qu'aucune allusion ne se faisait à leur situation future d'assassin et d'assassiné. Ils causaient de choses et d'autres, peu d'ailleurs. Wang, plus sérieux que d'habitude, détournant ses yeux, que cachait imparfaitement la lentille de ses lunettes, ne parvenait guère à dissimuler une constante préoccupation. Lui, de si bonne humeur, était devenu triste et taciturne, de communicatif qu'il était. Grand mangeur autrefois, comme tout philosophe doué d'un bon estomac, les mets délicats ne le tentaient plus, et le vin de Chao-Chigne le laissait rêveur.
En tout cas, Kin-Fo le mettait bien à son aise. Il goûtait le premier à tous les mets et se croyait obligé à ne rien laisser desservir, sans y avoir au moins touché. Il suivait de là que Kin-Fo mangeait plus qu'à l'ordinaire, que son palais blasé retrouvait quelques sensations, qu'il dînait de fort bon appétit et digérait remarquablement. Décidément, le poison ne devait pas être l'arme choisie par l'ancien massacreur du roi des rebelles, mais sa victime ne devait rien négliger.
Du reste, toute facilité était donnée à Wang pour accomplir son œuvre. La porte de la chambre à coucher de Kin-Fo demeurait toujours ouverte. Le philosophe pouvait y entrer jour et nuit, le frapper dormant ou éveillé.
Kin-Fo ne demandait qu'une chose, c'est que sa main fût rapide et l'atteignît au cœur.
Mais Kin-Fo en fut pour ses émotions, et, même, après les premières nuits, il s'était si bien habitué à attendre le coup fatal, qu'il dormait du sommeil du juste et se réveillait chaque matin frais et dispos. Cela ne pouvait continuer ainsi.
Alors la pensée lui vint qu'il répugnait peut-être à Wang de le frapper dans cette maison, où il avait été si hospitalièrement recueilli. Il résolut de le mettre plus à son aise encore. Le voilà donc courant la campagne, recherchant les endroits isolés, s'attardant jusqu'à la quatrième veille dans les plus mauvais quartiers de Shang-Haï, véritables coupe-gorge, où les meurtres s'exécutent quotidiennement avec une parfaite sécurité. Il errait au milieu de ces rues étroites et sombres se heurtant aux ivrognes de toutes nationalités: seul pendant ces dernières heures de la nuit, lorsque le marchand de galettes jetait son cri de «Mantoou! mantoou!» en faisant retentir sa clochette pour prévenir les fumeurs attardés. Il ne rentrait à l'habitation qu'aux premiers rayons du jour, et il y revenait sain et sauf, vivant, bien vivant, sans même avoir aperçu les deux inséparables Craig et Fry, qui le suivaient obstinément, prêts à lui porter secours.