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Ma barque, aux fraîches couleurs,

Est parée

De mille et dix mille fleurs.

Je l'attends, l'âme enivrée!

Il doit revenir demain.

Dieu bleu veille!

Que ta main

A son retour le protège,

Et fais que son long chemin

S'abrège!

«Il reviendra demain! Et moi, où serais-je, demain?» pensa Kin-Fo en secouant la tête.

La jeune Tankadère reprit:

Il est allé loin de nous,

J'imagine,

Jusqu'au pays des Mantchoux,

Jusqu'aux murailles de

Chine!

Ah! que mon cœur, souvent,

Tressaillait, lorsque le vent,

Se déchaînant, faisait rage,

Et qu'il s'en allait, bravant

L'orage!

Kin-Fo écoutait toujours et ne dit rien, cette fois.

La Tankadère finit ainsi:

Qu'as-tu besoin de courir

La fortune?

Loin de moi veux-tu mourir?

Voici la troisième lune!

Viens!

Le bonze nous attend

Pour unir au même instant

Les deux phénix, nos emblèmes!

Viens!

Reviens!

Je t'aime tant,

Et tu m'aimes

«Oui! peut-être! murmura Kin-Fo, la richesse n'est-elle pas tout en ce monde! Mais la vie ne vaut pas qu'on essaie!»

Une demi-heure après, Kin-Fo rentrait à son habitation.

Les deux étrangers, qui l'avaient suivi jusque-là, durent s'arrêter.

Kin-Fo tranquillement se dirigea vers le kiosque de «Longue Vie», en ouvrit la porte, la referma, et se trouva seul dans un petit salon, doucement éclairé par la lumière d'une lanterne à verres dépolis.

Sur une table, faite d'un seul morceau de jade, se trouvait un coffret, contenant quelques grains d'opium, mélangés d'un poison mortel, un «en-cas» que le riche ennuyé avait toujours sous la main.

Kin-Fo prit deux de ces grains, les introduisit dans une de ces pipes de terre rouge dont se servent habituellement les fumeurs d'opium, puis il se disposa à l'allumer.

«Eh! quoi! dit-il, pas même une émotion, au moment de m'endormir pour ne plus me réveiller!»

Il hésita un instant.

«Non! s'écria-t-il, en jetant la pipe, qui se brisa sur le parquet. Je la veux, cette suprême émotion, ne fût-ce que celle de l'attente!… je la veux! je l'aurai!»

Et, quittant le kiosque, Kin-Fo, d'un pas plus pressé que d'ordinaire, se dirigea vers la chambre de Wang.

VIII OÙ KIN-FO FAIT A WANG UNE PROPOSITION SÉRIEUSE QUE CELUI-CI ACCEPTE NON MOINS SÉRIEUSEMENT

Le philosophe n'était pas encore couché. Étendu sur un divan, il lisait le dernier numéro de la Gazette de Péking.

Lorsque ses sourcils se contractaient, c'est que, très certainement, le journal adressait quelque compliment à la dynastie régnante des Tsing.

Kin-Fo poussa la porte, entra dans la chambre, se jeta sur un fauteuil, et, sans autre préambule: «Wang, dit-il, je viens te demander un service.

– Dix mille services! répondit le philosophe, en laissant tomber le journal officiel. Parle, parle, mon fils, sans crainte, et, quels qu'ils soient, je te les rendrai!

– Le service que j'attends, dit Kin-Fo, est de ceux qu'un ami ne peut rendre qu'une fois. Après celui-là, Wang, je te tiendrai quitte des neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et j'ajoute que tu ne devras même pas attendre un remerciement de ma part.

– Le plus habile explicateur des choses inexplicables ne te comprendrait pas. De quoi s'agit-il?

– Wang, dit Kin-Fo, je suis ruiné.

– Ah! ah! dit le philosophe du ton d'un homme auquel on apprend plutôt une bonne nouvelle qu'une mauvaise.

– La lettre que j'ai trouvée ici à notre retour de Canton, reprit Kin-Fo, me mandait que la Centrale Banque Californienne était en faillite. En dehors de ce yamen et d'un millier de dollars, qui peuvent me faire vivre un ou deux mois encore, il ne me reste plus rien.

– Ainsi, demanda Wang, après avoir bien regardé son élève, ce n'est plus le riche Kin-Fo qui me parle?

– C'est le pauvre Kin-Fo, que la pauvreté n'effraie aucunement d'ailleurs.

– Bien répondu, mon fils, dit le philosophe en se levant. Je n'aurai donc pas perdu mon temps et mes peines à t'enseigner la sagesse! jusqu'ici, tu n'avais que végété sans goût, sans passions, sans luttes! Tu vas vivre maintenant! L'avenir est changé! Qu'importe! a dit Confucius, et le Talmud après lui, il arrive toujours moins de malheurs qu'on ne craint! Nous allons donc enfin gagner notre riz de chaque jour. Le Nun-Schum nous l'apprend: «Dans la vie, il y a des hauts et des bas! La roue de la Fortune tourne sans cesse, et le vent du printemps est variable! Riche ou pauvre, sache accomplir ton devoir! Partons-nous?»

Et véritablement, Wang, en philosophe pratique, était prêt à quitter la somptueuse habitation.

Kin-Fo l'arrêta.

«J'ai dit, reprit-il, que la pauvreté ne m'effrayait pas, mais j'ajoute que c'est parce que je suis décidé à ne point la supporter.

– Ah! fit Wang, tu veux donc!…

– Mourir.

– Mourir! répondit tranquillement le philosophe. L'homme qui est décidé à en finir avec la vie n'en dit rien à personne.

– Ce serait déjà fait, reprit Kin-Fo, avec un calme qui ne le cédait pas à celui du philosophe, si je n'avais voulu que ma mort me causât au moins une première et dernière émotion. Or, au moment d'avaler un de ces grains d'opium que tu sais, mon cœur battait si peu, que j'ai jeté le poison, et je suis venu te trouver!

– Veux-tu donc, ami, que nous mourions ensemble? répondit Wang en souriant.

– Non, dit Kin-Fo, j'ai besoin que tu vives!

– Pourquoi?

– Pour me frapper de ta propre main!»