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C'était la contrée du «lœss», formation géologique singulière, spéciale au nord de la Chine, «qui n'est plus de la terre et qui n'est pas une roche, ou, pour mieux dire, une pierre qui n'a pas encore eu le temps de se solidifier».

Quant aux dangers, ils n'étaient que trop réels, dans un pays où les gardes de police ont une extraordinaire crainte du coup de couteau des voleurs. Si, dans les villes, les tipaos laissent aux coquins le champ libre, si, en pleine cité, les habitants ne se hasardent guère dans les rues pendant la nuit, que l'on juge du degré de sécurité que présentent les routes! Plusieurs fois, des groupes suspects s'arrêtèrent au passage des voyageurs, lorsqu'ils s'engageaient dans ces étroites tranchées, creusées profondément entre les couches du lœss; mais la vue de Craig-Fry, le revolver à la ceinture, avait imposé jusqu'alors aux coureurs de grands chemins. Cependant, les agents de la Centenaire éprouvèrent, en mainte occasion, les plus sérieuses craintes, sinon pour eux, du moins pour le million vivant qu'ils escortaient. Que Kin-Fo tombât sous le poignard de Wang ou sous le couteau d'un malfaiteur, le résultat était le même. C'était la caisse de la Compagnie qui recevait le coup.

Dans ces circonstances, d'ailleurs, Kin-Fo, -non moins bien armé, ne demandait qu'à se défendre. Sa vie, il y tenait plus que jamais, et, comme le disaient Craig-Fry, «il se serait fait tuer pour la conserver».

A Si-Gnan-Fou, il n'était pas probable que l'on retrouvât aucune trace du philosophe. Jamais un ancien Taï-ping n'aurait eu la pensée d'y chercher refuge. C'est une cité dont les rebelles n'ont pu franchir les fortes murailles, au temps de la rébellion, et qui est occupée par une nombreuse garnison mantchoue. A moins d'avoir un goût particulier pour les curiosités archéologiques, très nombreuses dans cette ville, et d'être versé dans les mystères de l'épigraphie, dont le musée, appelé «la forêt des tablettes», renferme d'incalculables richesses, pourquoi Wang serait-il venu là?

Aussi, le lendemain de son arrivée, Kin-Fo, abandonnant cette ville, qui est un important centre d'affaires entre l'Asie centrale, le Tibet, la Mongolie et la Chine, reprit-il la route du nord.

A suivre par Kao-Lin-Sien, par Sing-Tong-Sien, la route de la vallée de l'Ouei-Ro, aux eaux chargées des teintes jaunes de ce lœss à travers lequel il s'est frayé son lit, la petite troupe arriva à Roua-Tchéou, qui fut le foyer d'une terrible insurrection musulmane en 1860. De là, tantôt en barque, tantôt en charrette, Kin-Fo et ses compagnons atteignirent, non sans grandes fatigues, cette forteresse de Tong-Kouan, située au confluent de l'Ouei-Ro et du Rouang-Ro.

Le Rouang-Ro, c'est le fameux fleuve jaune. Il descend directement du nord pour aller, à travers les provinces de l'Est, se jeter dans la mer qui porte son nom, sans être plus jaune que la mer Rouge n'est rouge, que la mer Blanche n'est blanche, que la mer Noire n'est noire, Oui! fleuve célèbre, d'origine céleste sans doute, puisque sa couleur est celle des empereurs, Fils du Ciel, mais aussi «Chagrin de la Chine», qualification due à ses terribles débordements, qui ont causé en partie l'impraticabilité actuelle du canal Impérial.

A Tong-Kouan, les voyageurs eussent été en sûreté, même la nuit. Ce n'est plus une cité de commerce, c'est une ville militaire, habitée en domicile fixe et non en camp volant par ces Tartares Mantchoux, qui forment la première catégorie de l'armée chinoise! Peut-être Kin-Fo avait-il l'intention de s'y reposer quelques jours. Peut-être allait-il chercher dans un hôtel convenable une bonne chambre, une bonne table, un bon lit, – ce qui n'eût point déplu à Fry-Craig et encore moins à Soun!

Mais ce maladroit, auquel il en coûta cette fois un bon pouce de sa queue, eut l'imprudence de donner en douane, au lieu du nom d'emprunt, le véritable nom de son maître.

Il oublia que ce n'était plus Kin-Fo, mais Ki-Nan, qu'il avait l'honneur de servir. Quelle colère! Elle amena ce dernier à quitter immédiatement la ville. Le nom avait produit son effet. Le célèbre Kin-Fo était arrivé à Tong-Kouan! On voulait voir cet homme unique, «dont le seul et unique désir était de devenir centenaire»!

L'horripilé voyageur, suivi de ses deux gardes et de son valet, n'eut que le temps de prendre la fuite à travers le rassemblement des curieux qui s'était formé sur ses pas. A pied cette fois, à pied! il remonta les berges du fleuve jaune, et il alla ainsi jusqu'au moment où ses compagnons et lui tombèrent d'épuisement dans un petit bourg, où son incognito devait lui garantir quelques heures de tranquillité.

Soun, absolument déconfit, n'osait plus dire un seul mot.

A son tour, avec cette ridicule petite queue de rat qui lui restait, il était l'objet des plaisanteries les plus désagréables! Les gamins couraient après lui et l'apostrophaient de mille clameurs saugrenues.

Aussi avait-il hâte d'arriver! Mais arriver où? Puisque son maître – ainsi qu'il l'avait dit à William J. Bidulph – comptait aller et allait toujours devant lui!

Cette fois, à vingt lis de Tong-Kouan, dans ce modeste bourg où Kin-Fo avait cherché refuge, plus de chevaux, plus d'ânes, ni charrettes, ni chaises. Nulle autre perspective que de rester là ou de continuer à pied la route. Ce n'était pas pour rendre sa bonne humeur à l'élève du philosophe Wang, qui montra peu de philosophie dans cette occasion. Il accusa tout le monde, et n'aurait dû s'en prendre, qu'à lui-même. Ah! combien il regrettait le temps où il n'avait qu'à se laisser vivre! Si, pour apprécier le bonheur, il fallait avoir connu ennuis, peines et tourments, ainsi que le disait Wang, il les connaissait maintenant, et de reste!

Et puis, à courir ainsi, il n'était pas sans avoir rencontré sur sa route de braves gens sans le sou, mais qui étaient heureux, pourtant! Il avait pu observer ces formes variées du bonheur que donne le travail accompli gaiement.

Ici, c'étaient des laboureurs courbés sur leur sillon; là, des ouvriers qui chantaient en maniant leurs outils. N'était-ce pas précisément à cette absence de travail que Kin-Fo devait l'absence de désirs, et, par conséquent, le défaut de bonheur ici-bas? Ah! la leçon était complète! Il le croyait du moins!… Non! ami Kin-Fo, elle ne l'était pas!

Cependant, en cherchant bien dans ce village, en frappant à toutes les portes, Craig et Fry finirent par découvrir un véhicule, mais un seul! Encore ne pouvait-il transporter qu'une personne, et, circonstance plus grave, le moteur dudit véhicule manquait.

C'était une brouette – la brouette de Pascal -, et peut-être inventée avant lui par ces antiques inventeurs de la poudre, de l'écriture, de la boussole et des cerfs-volants.

Seulement, en Chine, la roue de cet appareil, d'un assez grand diamètre, est placée, non à l'extrémité des brancards, mais au milieu, et se meut à travers le coffre même, comme la roue centrale de certains bateaux à vapeur. Le coffre est donc divisé en deux parties, suivant son axe, l'une dans laquelle le voyageur peut s'étendre, l'autre qui est destinée à contenir ses bagages.

Le moteur de ce véhicule, c'est et ce ne peut être qu'un homme, qui pousse l'appareil en avant et ne le traîne pas.