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D’abord, il est rarement là… presque toujours enfermé dans sa chambre ou penché sur cet inutile travail de la Tour du Téméraire… Voilà, ma foi, un beau prétexte que celui de dessiner pour qu’on ne voie pas votre tête et pour répondre aux gens sans tourner la tête…

Mais enfin, il ne dessine pas toujours… Oui, mais dehors, toujours, excepté ce soir, il a son binocle noir… Ah! cet accident du laboratoire a été des plus intelligents… Cette petite lampe qui a fait explosion savait – je l’ai toujours pensé – le service qu’elle allait rendre à Larsan lorsque Larsan aurait pris la place de Darzac… Elle lui permettrait d’éviter, toujours… toujours, la grande lumière du jour… à cause de la faiblesse des yeux… Comment donc!… Il n’est point jusqu’à Mlle Stangerson et Rouletabille qui ne s’arrangeaient pour trouver les coins d’ombre où les yeux de M. Darzac n’avaient rien à redouter de la lumière du jour… Du reste, il a, plus que tout autre, en y réfléchissant, depuis que nous sommes arrivés ici, cette préoccupation de l’ombre… nous l’avons vu peu, mais toujours à l’ombre. Cette petite salle du conseil est fort sombre,… la Louve est sombre… Et il a choisi, des deux chambres de la Tour Carrée, celle qui reste toujours plongée dans une demi-obscurité.

Tout de même… Voyons! Voyons!… Voyons! On ne trompe pas Rouletabille comme ça!… ne serait-ce que trois jours!… Cependant, comme dit Rouletabille, Larsan est né avant Rouletabille, puisqu’il est son père…

… Ah! je revois le premier geste de Darzac, quand il est venu au-devant de nous à Cannes, et qu’il est monté dans notre compartiment… Il a tiré le rideau… De l’ombre, toujours…

Le spectre, maintenant, sur le boulevard de l’Ouest, s’est retourné de mon côté… Je le vois bien… de face… pas de binocle… il est immobile… il est placé là comme si on allait le photographier… Ne bougez pas!… Là, ça y est!… Eh bien, c’est Robert Darzac! c’est Robert Darzac!

… Il se remet en marche… Je ne sais plus… il y a quelque chose qui me manque, dans la marche de Darzac, pour que je reconnaisse la marche de Larsan; mais quoi?…

Oui, Rouletabille aurait tout vu. Euh?… Rouletabille raisonne plus qu’il ne regarde. Et puis, a-t-il eu tellement le temps de regarder que cela?…

Non!… N’oublions pas que Darzac est allé passer trois mois dans le Midi!… C’est vrai!… Ah! on peut raisonner là-dessus: trois mois, pendant lesquels on ne l’a pas vu… Il était parti malade… Il était revenu bien portant… On ne s’étonne point que la figure d’un homme ait un peu changé quand, partie avec une mine de mort, elle réapparaît avec une mine de vivant.

Et la cérémonie du mariage a eu lieu tout de suite… Comme il s’est montré à nous avec parcimonie avant, et depuis… Et, du reste, il n’y a pas encore une semaine de tout cela… Un Larsan peut tenir le coup pendant six jours.

L’homme (Darzac? Larsan?) descend de son piédestal du boulevard de l’Ouest et vient droit à moi… M’a-t-il vu? Je me fais plus petit derrière mon figuier de Barbarie.

… Trois mois d’absence pendant lesquels Larsan a pu étudier tous les tics, toutes les manifestations Darzac, et puis on supprime Darzac et on prend sa place, et sa femme… on l’emporte… le tour est joué!…

… La voix? Quoi de plus facile que d’imiter une voix du Midi? On a un peu plus ou un peu moins l’accent, voilà tout. Moi, j’ai cru observer qu’il l’avait un peu plus… Oui, le Darzac d’aujourd’hui a un peu plus l’accent – je crois – que celui d’avant le mariage…

Il est presque sur moi, il passe à mes côtés… Il ne m’a pas vu…

… C’est Larsan! Je vous dis que c’est Larsan!…

Mais il s’arrête une seconde, regarde éperdument toutes ces choses endormies autour de lui, de lui dont la douleur veille solitaire, et il gémit, comme un pauvre malheureux homme qu’il est…

… C’est Darzac!…

Et puis, il est parti… Et je suis resté là, derrière un figuier, dans l’anéantissement de ce que j’avais osé penser!…

Combien de temps restai-je ainsi, prostré? Une heure? Deux heures? Quand je me relevai, j’avais les reins rompus et l’esprit très fatigué. Oh! très fatigué! J’étais allé, au cours de mes étourdissantes hypothèses, jusqu’à me demander si par hasard (par hasard!) le Larsan qui était dans le sac de pommes de terre dites «saucisses» ne s’était pas substitué au Darzac qui le conduisait, dans la petite voiture anglaise traînée par Toby aux gouffres du puits de Castillon!… Parfaitement, je voyais le corps à l’agonie ressuscitant tout à coup et priant M. Darzac d’aller prendre sa place. Il n’avait fallu, pour que je rejetasse loin de mon absurde cogitation cette supposition imbécile, rien moins que le rappel de la preuve absolue de son impossibilité, qui m’avait été donnée le matin même par une conversation très intime entre M. Darzac et moi, au sortir de notre cruelle séance dans la Tour Carrée, séance pendant laquelle avaient été si bien établis tous les termes du problème du corps de trop. À ce moment, je lui avais posé, à propos du prince Galitch, dont la falote image ne cessait de me poursuivre, quelques questions auxquelles il avait tout de suite répondu en faisant allusion à une autre conversation très scientifique que nous avions eue la veille, Darzac et moi, et qui n’avait pu matériellement être entendue de personne autre que de nous deux, au sujet de ce même prince Galitch. Lui seul connaissait cette conversation là, et il ne faisait point de doute, par cela même, que le Darzac qui me préoccupait tant aujourd’hui n’était autre que celui de la veille.

Si insensée que fût l’idée de cette substitution, on me pardonnera tout de même de l’avoir eue. Rouletabille en était un peu la cause avec ses façons de me parler de son père comme du Dieu de la métamorphose! Et j’en revins à la seule hypothèse possible – possible pour un Larsan qui aurait pris la place d’un Darzac – à celle de la substitution au moment du mariage, lors du retour du fiancé de Mlle Stangerson à Paris, après trois mois d’absence dans le Midi…

La plainte déchirante que Robert Darzac, se croyant seul, avait laissé échapper, tout à l’heure à mes côtés, ne parvenait point à chasser tout à fait cette idée-là… Je le voyais entrant à l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, paroisse à laquelle il avait voulu que le mariage eût lieu… peut-être, pensai-je, parce qu’il n’y avait point d’église plus sombre à Paris…

Ah! on est très curieusement bête quand on se trouve, par une nuit lunaire, derrière un figuier de Barbarie, aux prises avec la pensée de Larsan!…

Très, très bête! me disais-je, en regagnant tout doucement, à travers les massifs de la baille, le lit qui m’attendait dans une petite chambre solitaire du Château Neuf… très bête… car, comme l’avait si bien dit Rouletabille… si Larsan avait été alors Darzac, il n’avait qu’à emporter sa belle proie et il ne se serait point complu à réapparaître à l’état de Larsan pour épouvanter Mathilde, et il ne l’aurait pas amenée au château fort d’Hercule, au milieu des siens, et il n’aurait pas pris la précaution désastreuse pour ses desseins de montrer à nouveau, dans la barque de Tullio, la figure menaçante de Roussel-Ballmeyer!

À ce moment, Mathilde lui appartenait, et c’est depuis ce moment qu’elle s’était reprise. La réapparition de Larsan ravissait définitivement la Dame en noir à Darzac, donc Darzac n’était pas Larsan! Mon Dieu! que j’ai mal à la tête… C’est la lune éblouissante, là-haut, qui m’a frappé douloureusement la cervelle… j’ai un coup de lune…