Cette précaution dernière nous surprit beaucoup. Nous étions réunis dans la Cour du Téméraire, M. et Mme Darzac, Mr Arthur Rance et moi, ainsi que le père Bernier qui me guettait drôlement, attendant des nouvelles. Quand Mrs. Edith sortit de la Tour Carrée après l’arrivée des médecins, elle vint à nous et nous dit:
«Espérons que ça ne sera pas grave. Le vieux Bob est solide. Qu’est-ce que je vous avais dit! Je l’ai confessé: c’est un vieux farceur; il a voulu voler le crâne du prince Galitch! Jalousie de savant; nous rirons bien quand il sera guéri.»
Alors, la porte de la Tour Carrée s’ouvrit et Walter, le fidèle serviteur du vieux Bob, parut. Il était pâle, inquiet.
«Oh! Mademoiselle! dit-il. Il est plein de sang! Il ne veut pas qu’on le dise, mais il faut le sauver!…»
Mrs. Edith avait déjà disparu dans la Tour Carrée. Quant à nous, nous n’osions avancer. Bientôt elle réapparut:
«Oh! nous fit-elle… C’est affreux! Il a toute la poitrine arrachée.»
J’allai lui offrir mon bras pour qu’elle s’y appuyât, car, chose singulière, Mr Arthur Rance s’était, dans ce moment, éloigné de nous et se promenait sur le boulevard, les mains derrière le dos, en sifflotant. J’essayai de réconforter Mrs. Edith et je la plaignis, mais ni M. ni Mme Darzac ne la plaignirent.
Rouletabille arriva au château une heure après l’événement. Je guettais son retour du haut du boulevard de l’Ouest et, sitôt que je le vis sur le bord de la mer, je courus à lui. Il me coupa la parole dès ma première demande d’explication et me demanda tout de suite si j’avais fait une bonne pêche, mais je ne me trompais point à l’expression de son regard inquisiteur. Je voulus me montrer aussi malin que lui et je répondis:
«Oh! une très bonne pêche! j’ai repêché le vieux Bob!»
Il sursauta. Je haussai les épaules, car je croyais à de la comédie et je lui dis:
«Allons donc! Vous saviez bien où vous nous conduisiez avec votre pêche et votre dépêche!»
Il me fixa d’un air étonné:
«Vous ignorez certainement en ce moment quelle peut être la portée de vos paroles, mon cher Sainclair, sans quoi vous m’auriez évité la peine de protester contre une pareille accusation!
– Mais quelle accusation? m’écriai-je.
– Celle d’avoir laissé le vieux Bob au fond de la grotte de Roméo et Juliette, sachant qu’il y agonisait.
– Oh! oh! fis-je, calmez-vous et rassurez-vous: le vieux Bob n’est pas à l’agonie. Il a un pied foulé, une épaule démise, ça n’est pas grave et son histoire est la plus honnête du monde: il prétend qu’il voulait voler le crâne du prince Galitch!
– Quelle drôle d’idée!» ricana Rouletabille.
Il se pencha vers moi et, les yeux dans les yeux:
«Vous croyez à cette histoire-là, vous?… Et… c’est tout? Pas d’autres blessures?
– Si, fis-je. Il y a une autre blessure, mais les docteurs viennent de la déclarer sans gravité aucune. Il a la poitrine déchirée.
– La poitrine déchirée! reprit Rouletabille en me serrant nerveusement la main. Et comment est-elle déchirée, cette poitrine?
– Nous ne savons pas; nous ne l’avons pas vue. Le vieux Bob est d’une étrange pudeur. Il n’a point voulu quitter sa redingote devant nous; et sa redingote cachait si bien sa blessure que nous ne nous serions jamais douté de cette blessure-là si Walter n’était venu nous en parler, épouvanté qu’il était par le sang qu’elle avait répandu.»
Aussitôt arrivés au château, nous tombâmes sur Mrs. Edith qui semblait nous chercher.
«Mon oncle ne veut point de moi à son chevet, fit-elle en regardant Rouletabille avec un air d’anxiété que je ne lui avais jamais encore connu: c’est incompréhensible!
– Oh! madame! répliqua le reporter en adressant à notre gracieuse hôtesse son salut le plus cérémonieux, je vous affirme qu’il n’y a rien au monde d’incompréhensible, quand on veut un peu se donner la peine de comprendre!» Et il la félicita d’avoir retrouvé un si bon oncle dans le moment qu’elle le croyait perdu.
Mrs. Edith, tout à fait renseignée sur la pensée de mon ami, allait lui répondre, quand nous fûmes rejoints par le prince Galitch. Il venait chercher des nouvelles de son ami vieux Bob, ayant appris l’accident. Mrs. Edith le rassura sur les suites de l’équipée de son fantastique oncle et pria le prince de pardonner à son parent son amour excessif pour les plus vieux crânes de l’humanité. Le prince sourit avec grâce et politesse quand elle lui narra que le vieux Bob avait voulu le voler.
«Vous retrouverez votre crâne, dit-elle, au fond du trou de la grotte où il a roulé avec lui… C’est lui qui me l’a dit… Rassurez-vous donc, prince, pour votre collection…»
Le prince demanda encore des détails. Il semblait très curieux de l’affaire. Et Mrs. Edith raconta que l’oncle lui avait avoué qu’il avait quitté le fort d’Hercule par le chemin du puits qui communique avec la mer. Aussitôt qu’elle eut encore ajouté cela, comme je me rappelais l’expérience du seau d’eau de Rouletabille et aussi les ferrures fermées, les mensonges du vieux Bob reprirent dans mon esprit des proportions gigantesques; et j’étais sûr qu’il devait en être de même pour tous ceux qui nous entouraient, s’ils étaient de bonne foi. Enfin, Mrs. Edith nous dit que Tullio l’avait attendu avec sa barque à l’orifice de la galerie aboutissant au puits pour le conduire au rivage devant la grotte de Roméo et Juliette.
«Que de détours, ne pus-je m’empêcher de m’écrier, quand il était si simple de sortir par la porte!»
Mrs. Edith me regarda douloureusement et je regrettai aussitôt d’avoir pris aussi manifestement parti contre elle.
«Voilà qui est de plus en plus bizarre! fit remarquer encore le prince. Avant-hier matin, le Bourreau de la mer est venu prendre congé de moi, car il quittait le pays et je suis sûr qu’il a pris le train pour Venise, son pays d’origine, à cinq heures du soir. Comment voulez-vous qu’il ait conduit M. Vieux Bob sur sa barque la nuit suivante! D’abord il n’était plus là, ensuite il avait vendu sa barque… m’a-t-il dit, étant décidé à ne plus revenir dans le pays…»
Il y eut un silence et puis Galitch reprit:
«Tout ceci n’a que peu d’importance… pourvu que votre oncle, madame, guérisse rapidement de ses blessures, et aussi, ajouta-t-il avec un nouveau sourire encore plus charmant que tous les précédents, si vous voulez bien m’aider à retrouver un pauvre caillou qui a disparu de la grotte et dont je vous donne le signalement: caillou aigu de vingt-cinq centimètres de long et usé à l’une de ses extrémités en forme de grattoir; bref, le plus vieux grattoir de l’humanité… J’y tiens beaucoup, appuya le prince, et peut-être pourriez-vous savoir, madame, auprès de votre oncle vieux Bob, ce qu’il est devenu.»
Mrs. Edith promit aussitôt au prince, avec une certaine hauteur qui me plut, qu’elle ferait tout au monde pour que ne s’égarât point un aussi précieux grattoir. Le prince salua et nous quitta. Quand nous nous retournâmes, Mr Arthur Rance était devant nous. Il avait dû entendre toute cette conversation et semblait y réfléchir. Il avait sa canne à bec-de-corbin dans la bouche, sifflotait, selon son habitude, et regardait Mrs. Edith avec une insistance si bizarre que celle-ci s’en montra agacée: