«Monsieur Sainclair, j’espère, fermement même, que mon oncle n’a disparu que pour bientôt réapparaître; s’il en était autrement, je vous accuserais d’être le complice du plus lâche des crimes. Quant à vous, monsieur (elle s’était retournée vers Rouletabille), l’idée même que vous avez pu avoir de confondre un Larsan avec un vieux Bob me défend à jamais de vous serrer la main, et j’espère que vous aurez le tact de me débarrasser bientôt de votre présence!
– Madame! répliqua Rouletabille en s’inclinant très bas, j’allais justement vous demander la permission de prendre congé de votre grâce. J’ai un court voyage de vingt-quatre heures à faire. Dans vingt-quatre heures je serai de retour et prêt à vous aider dans les difficultés qui pourraient surgir, à la suite de la disparition de votre respectable oncle.
– Si dans vingt-quatre heures mon oncle n’est pas revenu, je déposerai une plainte entre les mains de la justice italienne, monsieur.
– C’est une bonne justice, madame; mais, avant d’y avoir recours, je vous conseillerai de questionner tous les domestiques en qui vous pourriez avoir quelque confiance, notamment Mattoni. Avez-vous confiance, madame, en Mattoni?
– Oui, monsieur, j’ai confiance en Mattoni.
– Eh bien, madame, questionnez-le!… Questionnez-le!… Ah! avant mon départ, permettez-moi de vous laisser cet excellent et historique livre…»
Et Rouletabille tira un livre de sa poche.
«Qu’est-ce que ça encore? demanda Mrs. Edith, superbement dédaigneuse.
– Ça, madame, c’est un ouvrage de M. Albert Bataille, un exemplaire de ses Causes criminelles et mondaines, dans lequel je vous conseille de lire les aventures, déguisements, travestissements, tromperies d’un illustre bandit dont le vrai nom est Ballmeyer.»
Rouletabille ignorait que j’avais déjà conté pendant deux heures les histoires extraordinaires de Ballmeyer à Mrs. Rance.
«Après cette lecture, continua-t-il, il vous sera loisible de vous demander si l’astuce criminelle d’un pareil individu aurait trouvé des difficultés insurmontables à se présenter devant vos yeux sous l’aspect d’un oncle que vos yeux n’auraient point vu depuis quatre ans (car il y avait quatre ans, madame, que vos yeux n’avaient point vu monsieur le vieux Bob quand vous avez trouvé ce respectable oncle au sein des pampas de l’Araucanie.) Quant aux souvenirs de Mr Arthur Rance, qui vous accompagnait, ils étaient beaucoup plus lointains et beaucoup plus susceptibles d’être trompés que vos souvenirs et votre cœur de nièce!… Je vous en conjure à genoux, madame, ne nous fâchons pas! La situation, pour nous tous, n’a jamais été aussi grave. Restons unis. Vous me dites de partir: je pars, mais je reviendrai; car, s’il fallait tout de même s’arrêter à l’abominable hypothèse de Larsan ayant pris la place de monsieur le vieux Bob, il nous resterait à chercher monsieur le vieux Bob lui-même; auquel cas je serais, madame, à votre disposition et toujours votre très humble et très obéissant serviteur.»
À ce moment, comme Mrs. Edith prenait une attitude de reine de comédie outragée, Rouletabille se tourna vers Arthur Rance et lui dit:
«Il faut agréer, monsieur Arthur Rance, pour tout ce qui vient de se passer, toutes mes excuses et je compte bien sur le loyal gentleman que vous êtes pour les faire agréer à Mrs. Arthur Rance. En somme, vous me reprochez la rapidité avec laquelle j’ai exposé mon hypothèse, mais veuillez vous souvenir, monsieur, que Mrs. Edith, il y a un instant encore, me reprochait ma lenteur!»
Mais Arthur Rance ne l’écoutait déjà plus. Il avait pris le bras de sa femme et tous deux se disposaient à quitter la pièce quand la porte s’ouvrit et le garçon d’écurie, Walter, le fidèle serviteur du vieux Bob, fit irruption au milieu de nous. Il était dans un état de saleté surprenant, entièrement recouvert de boue et les vêtements arrachés. Son visage en sueur, sur lequel se plaquaient les mèches de ses cheveux en désordre, reflétait une colère mêlée d’effroi qui nous fit craindre tout de suite quelque nouveau malheur. Enfin, il avait à la main une loque infâme qu’il jeta sur la table. Cette toile repoussante, maculée de larges taches d’un brun rougeâtre, n’était autre – nous le devinâmes immédiatement en reculant d’horreur – que le sac qui avait servi à emporter le corps de trop.
De sa voix rauque, avec des gestes farouches, Walter baragouinait déjà mille choses dans son incompréhensible anglais, et nous nous demandions tous, à l’exception d’Arthur Rance et de Mrs. Edith: «Qu’est-ce qu’il dit?… Qu’est-ce qu’il dit?…»
Et Arthur Rance l’interrompait de temps en temps, cependant que l’autre nous montrait des poings menaçants et regardait Robert Darzac avec des yeux de fou. Un instant, nous crûmes même qu’il allait s’élancer, mais un geste de Mrs. Edith l’arrêta net. Et Arthur Rance traduisit pour nous:
«Il dit que, ce matin, il a remarqué des taches de sang dans la charrette anglaise et que Toby était très fatigué de sa course de nuit. Cela l’a intrigué tellement qu’il a résolu tout de suite d’en parler au vieux Bob; mais il l’a cherché en vain. Alors, pris d’un sinistre pressentiment, il a suivi à la piste le voyage de nuit de la charrette anglaise, ce qui lui était facile à cause de l’humidité du chemin et de l’écartement exceptionnel des roues; c’est ainsi qu’il est parvenu jusqu’à une crevasse du vieux Castillon dans laquelle il est descendu, persuadé qu’il y trouverait le corps de son maître; mais il n’en a rapporté que ce sac vide qui a peut-être contenu le cadavre du vieux Bob, et, maintenant, revenu en toute hâte dans une carriole de paysan, il réclame son maître, demande si on l’a vu et accuse Robert Darzac d’assassinat si on ne le lui montre pas…»
Nous étions tous consternés. Mais, à notre grand étonnement, Mrs. Edith reconquit la première son sang-froid. Elle calma Walter en quelques mots, lui promit qu’elle lui montrerait, tout à l’heure, son vieux Bob, en excellente santé, et le congédia. Et elle dit à Rouletabille:
«Vous avez vingt-quatre heures, monsieur, pour que mon oncle revienne.
– Merci, madame, fit Rouletabille; mais, s’il ne revient pas, c’est moi qui ai raison!
– Mais, enfin, où peut-il être? s’écria-t-elle.
– Je ne pourrais point vous le dire, madame, maintenant qu’il n’est plus dans le sac!»
Mrs. Edith lui jeta un regard foudroyant et nous quitta, suivie de son mari. Aussitôt, Robert Darzac nous montra toute sa stupéfaction de l’histoire du sac. Il avait jeté le sac à l’abîme et le sac en revenait tout seul. Quant à Rouletabille il nous dit:
«Larsan n’est pas mort, soyez-en sûrs! Jamais la situation n’a été aussi effroyable, et il faut que je m’en aille!… Je n’ai pas une minute à perdre! Vingt-quatre heures! dans vingt-quatre heures, je serai ici… Mais jurez-moi, jurez-moi tous deux de ne point quitter ce château… Jurez-moi, Monsieur Darzac, que vous veillerez sur Mme Darzac, que vous lui défendrez, même par la force, si c’est nécessaire, toute sortie!… Ah! et puis… il ne faut plus que vous habitiez la Tour Carrée!… Non, il ne le faut plus!… À l’étage où habite M. Stangerson, il y a deux chambres libres. Il faut les prendre. C’est nécessaire… Sainclair, vous veillerez à ce déménagement-là… Aussitôt mon départ, ne plus remettre les pieds dans la Tour Carrée, hein? ni les uns ni les autres… Adieu! Ah! tenez! laissez-moi vous embrasser… tous les trois!…»