D’en haut, je regardai derrière moi. À travers l’obscurité, je vis mes assaillants s’éparpiller de part et d’autre, le long de la digue. De toute évidence, la poursuite n’était pas terminée, et de nouveau je dus choisir une direction. Au-delà de la digue où je me trouvais s’étendait un espace sauvage et marécageux, très semblable à celui que j’avais traversé. Je décidai d’éviter un tel endroit et réfléchis pendant un instant si je remonterais ou descendrais la digue. Je crus entendre un bruit, le bruit étouffé d’une rame, aussi j’écoutai, puis criai.
Aucune réponse, mais le bruit cessa. Mes ennemis s’étaient apparemment procuré une barque ou toute autre embarcation. Puisqu’ils étaient sur la partie supérieure de la digue, je pris le sentier pour descendre et commençai à courir. En passant à gauche de l’endroit où j’étais entré dans l’eau, j’entendis plusieurs «plouf» légers et furtifs, comme le bruit que fait un rat quand il plonge dans l’eau, mais beaucoup plus importants; et en regardant, je vis les reflets sombres de l’eau brisés par les rides autour de plusieurs têtes qui avançaient. Quelques-uns de mes ennemis nageaient aussi dans la rivière.
Et maintenant, derrière moi, en amont, le silence était rompu par le cliquetis rapide et le grincement des rames; mes ennemis s’acharnaient à ma poursuite. Je pris mon équilibre sur ma meilleure jambe et repris ma course. Deux ou trois minutes après, je jetai un regard en arrière, et, à la faveur d’un rayon de lumière qui perçait les nuages informes, je vis plusieurs silhouettes sombres qui grimpaient la rive derrière moi. Maintenant le vent s’était levé, et l’eau à côté de moi était agitée et commençait à se briser en petites vagues contre la rive. Je devais garder les yeux passablement fixés à terre devant moi, de peur de trébucher, parce que je savais que trébucher c’était la mort. Je me retournai quelques minutes plus tard. Sur la digue, il y avait quelques silhouettes sombres, mais traversant le terrain vague marécageux, il y en avait beaucoup plus. À quel nouveau danger devais-je m’attendre? Je ne savais pas, je ne pouvais que deviner. Puis, comme je reprenais ma course, il me sembla que mon chemin descendait toujours sur la droite. Je regardai en amont, vis que la rivière était beaucoup plus large que tout à l’heure, et que la digue sur laquelle je me trouvais disparaissait; au-delà coulait une autre rivière, où je vis, sur sa rive la plus proche, quelques-unes des formes sombres qui maintenant avaient traversé le marais. J’étais sur une sorte d’île.
Ma situation était maintenant vraiment désespérée, parce que mes ennemis me bloquaient de partout. Derrière moi, le bruit des rames devenait plus rapide, comme si mes poursuivants sentaient que le dénouement était proche. Autour de moi, de tous côtés, c’était la désolation; aussi loin que portait mon regard, il n’y avait ni toit ni lumière. Au loin, sur la droite, se dressaient quelques masses sombres, mais j’ignorais ce que c’était. Je fis une pause pendant un instant pour réfléchir à ce que je devais faire, non pour aller plus loin, mais parce que mes poursuivants se rapprochaient. Je pris ma décision rapidement. Je glissai en bas de la rive et entrai dans l’eau. Je me dirigeai droit devant moi afin de gagner le courant, m’écartant ainsi de l’eau immobile autour de l’île, certain, maintenant que j’étais dans la rivière, qu’il s’agissait bien d’une île. J’attendis qu’un nuage passât à travers la lune et laissât tout dans l’obscurité. Puis j’ôtai mon chapeau et le posai doucement sur l’eau pour qu’il flottât; une seconde plus tard, je plongeai sur la droite, et commençai à nager sous l’eau de toutes mes forces. Je passai, je pense, une demi-minute sous l’eau, et quand je refis surface, aussi doucement que possible, je me retournai pour regarder en arrière. Un peu plus loin flottait gaiement mon chapeau de feutre clair. Immédiatement derrière venait un vieux bateau branlant, propulsé furieusement par une paire de rames. La lune était encore en partie obscurcie par des nuages qui flottaient autour, mais dans la lumière imparfaite je pus voir un homme, debout à l’avant du bateau, tenant en l’air, prêt à frapper, ce qui me sembla être cette hache terrible à laquelle j’avais échappé auparavant. Tandis que je regardais, le bateau se rapprochait de plus en plus, et l’homme frappa sauvagement. Le chapeau disparut. L’homme tomba à la renverse, presque par-dessus bord. Ses camarades le retinrent, mais pas la hache, et, tandis que je me retournais et nageais de toutes mes forces pour gagner la rive plus loin, j’entendis le juron proféré d’une voix sourde par mes poursuivants déjoués.
C’était la première parole humaine que j’entendais depuis le début de cette chasse épouvantable, et, bien qu’elle fût riche de menaces et de dangers pour moi, j’éprouvai du plaisir, parce qu’elle rompait le silence terrible qui m’entourait et me terrifiait. Elle était le signe tangible que mes ennemis étaient des hommes et non des fantômes, et qu’au moins je pouvais me battre en tant que tel, bien que je fusse seul contre plusieurs.
Mais maintenant que l’envoûtement du silence était rompu, les bruits arrivaient, sourds et rapides. Du bateau à la rive, et de la rive au bateau, des questions et des réponses furent échangées, rapidement, avec des chuchotements féroces. Je regardai en arrière, geste fatal s’il en fut, parce que à cet instant quelqu’un aperçut mon visage dont la blancheur tranchait sur l’eau sombre et cria. Des mains se tendirent dans ma direction, et presque aussitôt le bateau repartit et s’élança avec rapidité. Je n’avais que peu de distance à parcourir, mais le bateau approchait de plus en plus rapidement derrière moi. Quelques brasses supplémentaires et j’étais sur la rive. Mais je sentais le bateau arriver, et m’attendais à chaque seconde à ressentir le coup d’une rame ou d’une autre arme sur ma tête. Si je n’avais pas vu cette hache terrible disparaître dans l’eau, je ne crois pas que j’aurais gagné la rive. J’entendis les jurons lancés par les hommes qui ne ramaient pas, et l’essoufflement des rameurs. Après un suprême effort pour sauver ma vie ou ma liberté, je touchai la rive et l’escaladai. Il n’y avait pas une seule seconde à perdre, parce que, immédiatement derrière moi, le bateau abordait, et plusieurs formes sombres sautaient à ma poursuite. J’atteignis le sommet de la digue et, me dirigeant vers la gauche, continuai à courir. Le bateau s’élança et suivit dans la rivière. Je vis ce qui se passait, et craignant un danger dans cette direction, je fis rapidement demi-tour, descendis la digue de l’autre côté; après avoir dépassé une petite étendue marécageuse, je gagnai un endroit sauvage, ouvert et plat, et poursuivis ma course.
Toujours derrière moi, mes poursuivants me pourchassaient sans répit. Loin en avant, en dessous de moi, je vis cette même masse sombre que j’avais déjà aperçue, mais elle devenait maintenant plus proche et plus imposante. Mon cœur battit à tout rompre parce que je devinais que ce devait être le fort de Bicêtre, et reprenant courage, je continuai ma course. J’avais entendu dire qu’entre chacun des forts qui protègent Paris il existait des voies stratégiques, des tranchées creusées profondément, où les soldats qui se déplaçaient pouvaient s’abriter de l’ennemi. Je savais que si je pouvais gagner cette voie, je serais sauf, mais dans l’obscurité je n’en pouvais voir aucun signe, si bien que, dans l’espoir aveugle de l’atteindre, je continuai à courir.
Peu de temps après, j’arrivai au bord d’une tranchée profonde, et trouvai en dessous de moi une route protégée de chaque côté par un fossé empli d’eau, clôturé de part et d’autre par un mur haut et droit.