Devant moi se trouvait un terrain désolé qui semblait absolument plat, avec les reflets d’ombre disséminés des étangs stagnants. Apparemment, loin sur la droite, parmi un petit groupe de lumières éparpillées, se dressait la masse sombre du fort de Montrouge, et à gauche, plus loin, pointillées par les rayons épars des fenêtres des pavillons, les lumières dans le ciel indiquaient la localité de Bicêtre. Après avoir réfléchi un instant, je me décidai à prendre à droite pour essayer d’atteindre Montrouge. Là, au moins, je bénéficierais d’une sécurité relative, et il était possible que je pusse tomber bien avant sur quelques-uns des carrefours que je connaissais. Quelque part, pas très loin, devait se trouver la route stratégique, construite pour relier la chaîne extérieure des forts qui encerclent la ville.

Puis je regardai derrière moi. Traversant les tas d’ordures, se dessinant en noir sur la lumière de l’horizon, plusieurs silhouettes se déplaçaient, et j’en vis, un peu plus sur la droite, plusieurs autres se déployer entre moi et ma destination. Il était évident qu’ils voulaient me barrer la route dans ce sens, et ainsi mon choix devenait limité: il fallait soit continuer tout droit, soit continuer à gauche. Me penchant à terre afin de me fixer l’horizon comme ligne de mire, je regardai soigneusement dans cette direction, mais je ne pus détecter aucune présence de mes ennemis. Je me dis que, puisqu’ils ne défendaient pas ou n’essayaient pas de défendre cette position, il était évidemment dangereux pour moi d’aller là-bas. Aussi je décidai de continuer tout droit devant moi.

Ce n’était pas une perspective réjouissante, et au fur et à mesure que j’avançais la réalité empirait. Le terrain était devenu mou et spongieux, et de temps à autre cédait sous mes pieds en me rendant un peu malade. J’avais plus ou moins le sentiment de descendre, parce que je voyais autour de moi des parties de terrain plus élevées que celle sur laquelle je me trouvais, et ceci dans un espace qui, à quelque distance, semblait absolument plat. Je regardai autour de moi, mais ne pus voir aucun de mes poursuivants. C’était étrange parce que à chaque instant ces oiseaux de nuit m’avaient suivi dans l’obscurité aussi facilement que s’il faisait grand jour. Combien je me blâmais d’être sorti habillé de mon complet de touriste en tweed, de couleur claire! Le silence et mon incapacité à percer mes ennemis, alors que je sentais qu’ils m’observaient, devenaient épouvantables, et dans l’espoir que quelqu’un qui ne faisait pas partie de cette horrible équipe pût m’entendre, je me mis à crier en élevant la voix, plusieurs fois. Pas la moindre réponse; pas même l’écho de ma voix ne récompensa mes efforts. Pendant un moment, je demeurai tout à fait inerte, et fixai mon regard devant moi. Sur l’une des parties en relief du terrain qui m’entourait, je vis une forme sombre se déplacer, puis une autre, et encore une autre. Ceci à ma gauche, et apparemment pour me couper la route.

Je pensai que de nouveau je pouvais, grâce à mon aisance à courir, me tirer du jeu de mes ennemis, aussi, à toute vitesse, je m’élançai.

Floc!

Mes pieds avaient cédé sur une masse d’ordures visqueuses et je tombai de tout mon long dans un étang puant et stagnant. L’eau et la boue dans lesquelles mes bras s’étaient enfoncés jusqu’aux coudes étaient malpropres et nauséabondes au-delà de toute description, et dans ma chute soudaine j’avalai même un peu de cette substance répugnante qui m’étouffa presque et me fit haleter pour reprendre mon souffle. Jamais je n’oublierai ces minutes pendant lesquelles je restai là, tentant de récupérer, oubliant presque l’odeur fétide de cet étang sale d’où montait un brouillard blanc fantomatique. Le pire de tout, outre mon désespoir accru de bête chassée qui voit la meute des chasseurs se refermer sur lui, fut de voir devant moi, tandis que je demeurais sans secours, les formes sombres de mes poursuivants se déplacer rapidement pour m’encercler.

C’est une chose étrange que la façon dont notre esprit travaille à des sujets divers, même quand notre pensée emploie toute son énergie à se concentrer sur une nécessité terrible et pressante. J’étais, en ce moment même, dans une situation qui mettait ma vie en péril, mon salut dépendait de ce que j’allais faire, la nécessité de choisir se faisait de plus en plus pressante, et cependant je ne pouvais m’empêcher de penser à la persistance étrange et acharnée avec laquelle ces vieillards me poursuivaient. Leur résolution silencieuse, leur obstination constante et sans pitié, même pour une telle cause, provoquaient autant que la peur une once de respect. Ce qu’ils avaient dû avoir de la vigueur dans leur jeunesse! Maintenant, je pouvais comprendre la charge tourbillonnante du pont d’Arcole, l’exclamation méprisante de la vieille garde à Waterloo! La célébration inconsciente a ses propres plaisirs, même en de tels moments: mais heureusement, elle n’est pas du tout incompatible avec la pensée d’où surgit l’action.

Je compris d’un coup d’œil que, jusqu’à présent, j’avais échoué dans mon entreprise; mes ennemis, pour le moment, avaient gagné. Ils avaient réussi à m’entourer sur trois côtés, et ils étaient décidés à me faire dévier sur la gauche, où régnait le danger, puisqu’ils n’avaient pas laissé de sentinelles. J’acceptai l’alternative – c’était le cas du choix de Hobson -, et je m’élançai. Je devais rester sur la partie inférieure du site puisque mes poursuivants en occupaient la partie élevée. Néanmoins, bien que le sol spongieux et le terrain accidenté me retardassent, ma jeunesse et mon entraînement me permirent de conserver la distance, et, en suivant une ligne diagonale, non seulement je les empêchai de se rapprocher, mais encore je commençai à m’éloigner. Ceci me donna du courage et des forces nouvelles, et en un tel moment l’effet de mon entraînement régulier commença à se faire sentir et je trouvai mon second souffle. Devant moi, le sol s’élevait légèrement. Je grimpai rapidement la pente et trouvai une étendue d’eau limoneuse, et, au-delà, une digue ou une berge qui semblait noire et sinistre. Je sentis que si j’arrivais à atteindre la digue, là je pourrais, en toute sécurité, avec un terrain solide sous mes pieds et un semblant de sentier pour me guider, trouver un moyen comparativement facile pour échapper à mes ennemis. Après avoir jeté des coups d’œil à droite et à gauche, et ne voyant personne dans mon voisinage immédiat, je concentrai mon attention pendant quelques minutes à regarder où je mettrais les pieds pendant que je traverserais le marais. Ce fut une traversée difficile et pénible, mais qui ne présenta pas de danger et demanda seulement quelques efforts. Peu de temps après j’atteignis la digue. Je montai la pente en exultant; mais là encore, je reçus un nouveau choc. De chaque côté de moi se redressèrent plusieurs silhouettes accroupies. Venant de la droite et de la gauche, elles se jetèrent sur moi. Chacune maintenait une corde d’une main.

J’étais presque complètement encerclé. Je ne pouvais passer ni d’un côté ni de l’autre, et la fin était proche.

Il n’y avait qu’une chance, je la tentai. Je me jetai à travers la digue et, échappant aux griffes de mes ennemis, sautai dans la rivière.

À un tout autre moment, j’aurais trouvé que cette eau était infestée et sale, mais maintenant elle était aussi bienvenue que la rivière pure pour le voyageur assoiffé! Elle était la route par où je pouvais me sauver!

Mes poursuivants s’élançaient derrière moi. Si un seul d’entre eux avait tenu la corde, c’eût été ma fin, parce qu’il aurait pu me faire trébucher avec celle-ci avant que je n’eusse le temps de faire une brasse. Mais comme tous la tenaient, ils étaient embarrassés et ainsi ils prirent du retard, et quand la corde frappa l’eau, j’entendis le «floc» bien loin derrière moi. En quelques minutes de brasse énergique, je traversai la rivière, rafraîchi par l’immersion et encouragé par mon esquive. Je grimpai la digue, l’humeur relativement gaie.