Et par les chemins vallonnés du bois il s’en allait portant leur déjeuner de cantine dans son lourd panier drapé de blanc, résigné, las, le dos rond d’un vieux jardinier, tandis que devant lui la mère et l’enfant marchaient ensemble, Josaph endimanché et gauche dans un complet de la Belle-Jardinière qui l’empêchait de courir, elle, en peignoir clair, tête et cou nus sous un parasol japonais, la taille épaissie, la marche veule, et dans ses beaux cheveux en torsades, une grande mèche blanche qu’elle ne se donnait plus la peine de cacher.
En avant et plus bas, se tassait dans la pente de l’allée le couple Hettéma, coiffé de gigantesques chapeaux de paille pareils à ceux des cavaliers Touaregs, vêtu de flanelle rouge, chargé de victuailles, d’engins de pêche, filets, balances à écrevisses, et la femme, pour alléger son mari, portant vaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chasse sans lequel il n’y avait pas de promenade en forêt possible pour le dessinateur. En marchant, le ménage chantait:
J’aime entendre la rame
Le soir battre les flots;
J’aime le cerf qui brame…
Le répertoire d’Olympe était inépuisable de ces sentimentalités de la rue; et quand on se figurait où elle les avait ramassées, dans quelle demi-ombre honteuse de persiennes closes, à combien d’hommes elle les avait chantées, la sérénité du mari accompagnant à la tierce prenait une extraordinaire grandeur. Le mot du grenadier à Waterloo: «Ils sont trop…» devait être celui de la philosophique indifférence de cet homme.
Pendant que Gaussin rêveur regardait l’énorme couple s’enfoncer dans un creux de vallon où lui-même s’engageait à sa suite, un grincement de roues montait l’allée avec une volée de fous rires, de voix enfantines; et tout à coup parut, à quelques pas de lui, un chargement de fillettes, rubans et cheveux flottants dans une charrette anglaise traînée par un petit âne, qu’une jeune fille, guère plus âgée que les autres, tirait par la bride sur ce chemin difficile.
Il était aisé de voir que Jean faisait partie de la bande dont les tournures hétéroclites, la grosse dame surtout, ceinturée d’un cor de chasse, avaient animé le petit monde d’une gaieté inextinguible; aussi la jeune fille essaya-t-elle d’imposer silence aux enfants une minute. Mais ce nouveau chapeau Touareg déchaîna plus fort leur folie moqueuse, et en passant devant l’homme qui se rangeait pour laisser de la place à la petite charrette, un joli sourire un peu gêné lui demandait grâce et s’étonnait naïvement de trouver au vieux jardinier une figure si douce et si jeune.
Il salua timidement, rougit sans trop savoir de quelle honte; et l’attelage s’arrêtant en haut de la côte à une croiserie de chemins, avec un ramage de petites voix qui lisaient tout haut les noms du poteau indicateur à demi-effacés par les pluies… Route des Étangs, Chêne du grand veneur, Fausses reposes, Chemin de Vélizy…, Jean se retourna pour voir disparaître dans l’allée verte étoilée de soleil et tapissée de mousse, où les roues filaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse, cette charretée de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en fusées sous les branches.
La trompe d’Hettéma, furieuse, le tira brusquement de son rêve. Ils étaient installés au bord de l’étang, en train de déballer les provisions; et de loin on voyait reflétées par l’eau claire la nappe blanche sur l’herbe rase, et les vareuses de flanelle rouge éclatant dans la verdure comme des vestes de piqueur.
«Arrivez donc… c’est vous qui avez le homard», criait le gros homme; et la voix nerveuse de Fanny:
– C’est la petite Bouchereau qui t’a arrêté en route?…
Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui le ramenait à Castelet, près du lit de sa mère malade.
– Mais oui, dit le dessinateur lui prenant le panier des mains… la grande, celle qui conduisait, c’est la nièce du médecin… Une fille de son frère qu’il a prise chez lui. Ils habitent Vélizy pendant l’été… Elle est jolie.
– Oh! jolie… l’air effronté, surtout…
Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant, inquiète de ses yeux distraits.
Mme Hettéma, très grave, déballant le jambon, blâmait fort cette façon de laisser des jeunes filles courir les bois en liberté.
– Vous me direz que c’est le genre anglais, et que celle-ci a été élevée à Londres…, mais c’est égal, ça n’est vraiment pas convenable.
– Non, mais très commode pour les aventures!
– Oh! Fanny…
– Pardon, j’oubliais… Monsieur croit aux innocentes…
– Voyons, si l’on déjeunait… fit Hettéma qui commençait à s’effrayer.
Mais il fallait qu’elle lâchât tout ce qu’elle savait des jeunes filles du monde. Elle avait de belles histoires là dessus…, les couvents, les pensionnats, c’était du propre… Elles sortaient de là épuisées, flétries, avec le dégoût de l’homme; pas même capables de faire des enfants.
– Et c’est alors qu’on vous les donne, tas de jobards… Une ingénue!… Comme s’il y avait des ingénues; comme si du monde ou pas du monde, toutes les filles ne savaient pas, de naissance, de quoi il retourne… Moi, d’abord, à douze ans, je n’avais plus rien à apprendre… vous non plus, n’est-ce pas, Olympe?
– … naturellement… dit Mme Hettéma avec un haussement d’épaules; mais le sort du déjeuner la préoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se montait, déclarer qu’il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu’on trouverait encore dans les familles…
– Ah! oui, la famille, ripostait sa maîtresse d’un air de mépris, parlons-en…; surtout de la tienne.
– Tais-toi… Je te défends…
– Bourgeois!
– Drôlesse!… Heureusement ça va finir… Je n’en ai plus pour longtemps à vivre avec toi…
– Va, va, file, c’est moi qui serai contente…
Ils s’injuriaient en pleine figure, devant la curiosité mauvaise de l’enfant à plat ventre dans l’herbe, quand une effroyable sonnerie de trompe, centuplée en écho par l’étang, les masses étagées du bois, couvrit tout à coup leur querelle.
«En avez-vous assez?… En voulez-vous encore?» et rouge, le cou gonflé, le gros Hettéma, n’ayant trouvé que ce moyen de les faire taire, attendait, l’embouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.