Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule tout le jour à s’abêtir en remuant des tas de vilaines idées. Un enfant, c’est une sauvegarde. Puis, le voyant effrayé de la dépense:
– Mais ce n’est rien, la dépense… Songe donc, à six ans!… on l’habillera avec tes vieux effets… Olympe, qui s’y entend, m’assurait que nous ne nous en apercevrions même pas.
– Que ne le prend-elle alors! dit Jean avec la mauvaise humeur de l’homme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse.
Il essaya pourtant de résister, à l’aide de l’argument décisif:
– Et quand je ne serai plus là?…
Il en parlait rarement de ce départ pour ne pas attrister Fanny, mais y pensait, s’en rassurait contre les dangers du ménage et les tristes confidences de De Potter.
– Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans l’avenir!…
Les yeux de Fanny se voilèrent:
– Tu te trompes, m’ami, ce serait quelqu’un à qui parler de toi, une consolation, une responsabilité aussi qui me donnerait la force de travailler, de reprendre goût à l’existence…
Il réfléchit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide:
– Où est-il, ce petit?
– Au Bas-Meudon, chez un marinier qui l’a recueilli pour quelques jours… Après, c’est l’hospice, l’assistance.
– Eh bien! va le chercher, puisque tu y tiens…
Elle lui sauta au cou, et d’une joie d’enfant tout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exubérante, transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur décision au gros Hettéma qui paraissait instruit de l’affaire, mais désireux de ne pas s’en mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture du Petit Journal, il bégayait du fond de sa barbe:
– Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne me regarde pas…
Et montrant sa tête au-dessus de la feuille dépliée:
– Votre femme me paraît très romanesque, dit-il.
Romanesque ou non, elle était le soir consternée, à genoux, une assiette de soupe à la main, essayant d’apprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une pose de recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux de chanvre, refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer sa figure et répétait d’une forte voix étranglée et monotone:
– Voir ménine, voir ménine.
– Ménine, c’est sa grand-mère, je pense… Depuis deux heures, je n’ai pas pu en tirer autre chose.
Jean s’y mit aussi à vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans succès. Et ils restaient là, agenouillés tous deux à sa hauteur, tenant l’un l’assiette, l’autre la cuiller, comme devant un agneau malade, à répéter des encouragements, des mots de tendresse pour le décider.
– Mettons-nous à table, peut-être nous l’intimidons; il mangera si nous ne le regardons plus…
Mais il continua à se tenir immobile, ahuri, répétant sa plainte de petit sauvage, «voir ménine», qui leur déchirait le cœur, jusqu’à ce qu’il se fût endormi, debout contre le buffet, et si profondément qu’ils purent le déshabiller, le coucher dans la lourde berce campagnarde empruntée à un voisin, sans qu’il ouvrît l’œil une seconde.
«Vois comme il est beau…» disait Fanny très fière de son acquisition; et elle forçait Gaussin à admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous leur hâle paysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux bras pleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjà duvetées dans le bas. Elle s’oubliait à contempler cette beauté d’enfant.
«Couvre-le donc, il va avoir froid…» dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tirée d’un rêve; et tandis qu’elle le bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré le sommeil.
La nuit, il se mit à parler tout seul:
– Guerlaude mé, ménine…
– Qu’est-ce qu’il dit?… écoute…
Il voulait être guerlaudé; mais que signifiait ce mot patois? Jean, à tout hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde couchette; à mesure l’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa «ménine», morte depuis quinze jours.
Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec des grondements quand on s’approchait de son écuelle; les quelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare de bûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même pays que lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bons soins, de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, «un pso», comme il disait. Il consentit à changer les guenilles dans lesquelles on l’avait amené contre les vêtements chauds et propres dont l’approche, les premiers jours, le faisait «querrier» de fureur, en vrai chacal qu’on voudrait affubler d’un manteau de levrette. Il apprit à manger à table, l’usage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand on lui demandait son nom, qu’au pays «i li dision Josaph».
Quant à lui donner les moindres notions élémentaires, il n’y fallait pas songer encore. Élevé en plein bois, sous une hutte de charbonnage, la rumeur d’une nature bruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de petit sylvain, comme le bruit de la mer la spirale d’un coquillage; et nul moyen d’y faire entrer autre chose, ni de le garder à la maison, même par les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige, quand les arbres dénudés se dressaient en coraux de givre, il s’échappait, battait les buissons, fouillait les terriers avec d’adroites cruautés de furet chasseur, et lorsqu’il rentrait, rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futaine mise en loques, dans la poche de sa petite culotte crottée jusqu’au ventre, quelque bête engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou, à défaut, des betteraves, des pommes de terre arrachées dans les champs.
Rien ne pouvait vaincre ces instincts braconniers et chapardeurs, compliqués d’une manie paysanne, d’enfouir toutes sortes de menus objets luisants, boutons de cuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat, que Josaph ramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de pie voleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et générique, la denrée, qu’il prononçait denraie; et ni raisonnements, ni taloches n’auraient pu l’empêcher de faire sa denraie aux dépens de tout et de tous.
Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, le dessinateur gardant à portée de sa main, sur sa table autour de laquelle rôdait le petit sauvage attiré par les compas, les crayons de couleur, un fouet à chien qu’il lui faisait claquer aux jambes. Mais ni Jean ni Fanny n’eussent usé de menaces pareilles, quoique le petit se montrât, vis-à-vis d’eux, sournois, méfiant, inapprivoisable même aux gâteries tendres, comme si la ménine, en mourant, l’eût privé de toute expansion affective. Fanny, «parce qu’elle puait bon», parvenait encore à le garder un moment sur ses genoux, tandis que pour Gaussin, cependant très doux avec lui, c’était toujours la bête fauve de l’arrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.