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Le comte ne put s’empêcher de pleurer, en embrassant Renaud, et en lui racontant la mort de Brandimart qui lui était si fidèle et si attaché; les larmes vinrent également aux yeux de Renaud, quand il vit son ami, la tête fendue. Puis il alla embrasser Olivier, qui gisait le pied brisé.

Il les consola tous du mieux qu’il sut, bien que lui-même fût inconsolable d’être arrivé au banquet au moment où la table venait d’être levée. Les écuyers partirent pour la cité détruite de Biserte, dans les ruines de laquelle ils déposèrent les os de Gradasse et d’Agramant, et où ils apportèrent la nouvelle de l’issue du combat.

Astolphe et Sansonnet se réjouirent beaucoup de la victoire de Roland, mais ils se seraient réjouis bien davantage, si Brandimart n’avait pas perdu la vie. Leur joie fut fort amoindrie par la nouvelle de sa mort, et il leur fut impossible de ne pas laisser voir leur trouble sur leur visage. Qui d’entre eux irait maintenant annoncer une telle catastrophe à Fleur-de-Lys?

La nuit précédente, Fleur-de-Lys avait rêvé qu’elle voyait la soubreveste qu’elle avait brodée de sa main, pour que Brandimart partît richement vêtu, toute déchirée et couverte d’une pluie de gouttes de sang. Il lui semblait que c’était elle qui avait ainsi brodé cette soubreveste, et elle se le reprochait.

Elle se disait dans son rêve: «Il me semblait cependant que mon seigneur m’avait priée de lui faire cette soubreveste entièrement noire. Pourquoi donc l’ai-je brodée, contre son désir, d’une si étrange façon?» Elle avait tiré de ce songe un fâcheux présage. La nouvelle arriva le même soir, mais Astolphe la tint cachée jusqu’à ce qu’il pût aller trouver Fleur-de-Lys, accompagné de Sansonnet.

Dès qu’ils entrèrent, et qu’elle vit leur visage si triste, elle n’eut pas besoin d’autre indice, d’autre avis pour comprendre que son cher Brandimart était mort. Son cœur éprouve un tel saisissement, que ses yeux se ferment soudain, et que, perdant tout sentiment, elle se laisse tomber sur le sol comme morte.

Quand elle revient à elle, elle porte les mains à ses cheveux et à ses belles joues; elle les arracha et les déchira, répétant en vain le nom cher à son cœur. Elle arrache ses cheveux, et les jette autour d’elle; elle pousse des cris, et se roule à terre comme une femme possédée du démon, et comme jadis on en entendait pousser aux Ménades furieuses.

Elle prie tantôt Astolphe, tantôt Sansonnet de lui donner un couteau, pour se le plonger dans le cœur. Tantôt elle veut courir au port, à l’endroit où est mouillé le navire qui a apporté les corps de Gradasse et d’Agramant; elle veut déchirer leurs cadavres de ses mains, et tirer ainsi une vengeance sauvage et féroce. Tantôt elle veut passer la mer, et aller au-devant de Brandimart pour mourir à côté de lui.

«Oh! Brandimart – disait-elle – pourquoi t’ai-je laissé partir sans moi pour une pareille entreprise? Jamais plus tu n’étais parti sans que ta Fleur-de-Lys te suivît. Si j’étais allée avec toi, je t’aurais été grandement utile. J’aurais eu sans cesse les yeux fixés sur toi, et quand j’aurais vu Gradasse prêt à te frapper par derrière, je t’aurais prévenu par un seul cri.

» Peut-être même aurais-je été assez prompte pour me jeter entre vous deux et recevoir le coup qui t’était destiné. Je t’aurais fait un bouclier de ma poitrine, car ma mort à moi n’aurait pas été un bien grand malheur. De toute façon ne mourrai-je pas? mais ma mort ne t’aura servi à rien; tandis que si j’étais morte en préservant tes jours, je n’aurais pu perdre plus utilement la vie.

» Et si le ciel contraire et le destin cruel ne m’avaient pas permis de te sauver, au moins je t’aurais donné mes derniers baisers, j’aurais arrosé ton visage de mes larmes. Avant que les anges bienheureux eussent emporté ton âme vers le Créateur, je t’aurais dit: Va en paix, et attends-moi; où tu seras, je ne tarderai pas à te rejoindre.

» Est-ce là, Brandimart, est-ce là ce royaume où tu devais prendre le sceptre en main? Est-ce ainsi que je devais aller avec toi à Damogère; est-ce ainsi que tu devais me recevoir dans ton royal palais? Ah! Fortune cruelle, quels projets d’avenir es-tu venue briser! quelles espérances viens-tu me ravir aujourd’hui! Hélas! puisque j’ai perdu tout mon bien, qu’attends-je pour quitter la vie?»

À ces mots, suivis de beaucoup d’autres semblables, la fureur et la rage lui reviennent avec une telle force, qu’elle se met de nouveau à déchirer ses beaux cheveux, comme si ses beaux cheveux étaient coupables. Elle se frappe, et se mord les deux mains, et plonge ses ongles dans son sein et sur ses lèvres. Mais pendant qu’elle se détruit de ses propres mains, et qu’elle se consume de douleur, revenons à Roland et à ses compagnons.

Roland, dont le beau-frère avait grand besoin des soins d’un médecin, et qui voulait donner à Brandimart une sépulture digne de lui, se dirigea vers la colline qui éclairait la nuit avec ses flammes, et répandait pendant le jour une fumée obscure. Les paladins ont le vent favorable, et ils ne tardent pas à aborder le rivage à main droite.

Grâce à la fraîche brise qui leur venait vent-arrière, ils levèrent l’ancre au déclin du jour, guidés par la taciturne déesse dont la corne lumineuse leur montrait le droit chemin. Ils abordèrent le jour suivant au rivage où s’étale la douce Agrigente. Là Roland fit préparer pour le soir du lendemain tout ce qu’il fallait pour la pompe des funérailles.

Après qu’il se fut assuré qu’on exécutait ses ordres, et voyant que la lumière du soleil avait disparu derrière l’horizon, Roland rejoignit la foule des nobles chevaliers accourus de toutes parts à Agrigente, sur son invitation. Le rivage resplendissait de torches enflammées, et retentissait de cris et de lamentations. C’est là que Roland avait fait déposer le corps de celui auquel, vivant ou mort, il avait voué une si fidèle amitié.

Bardin, chargé d’années, se tenait, pleurant, auprès du cercueil. Il avait tellement versé de larmes à bord du navire, qu’il aurait dû en avoir les yeux et les paupières brûlés. Traitant le ciel de cruel, les étoiles d’infâmes, il rugissait comme un lion qui a la fièvre. De ses mains impitoyables, il s’arrachait les cheveux, et déchirait sa poitrine rugueuse.

Au retour du paladin, les cris et les plaintes redoublent. Roland, s’étant approché du corps de Brandimart, reste un moment à le contempler sans prononcer une parole. Pâle comme le troène ou comme la molle acanthe cueillie au matin, il pousse un profond soupir. Puis, les yeux toujours fixés sur son ami, il lui parle ainsi:

«Ô brave, ô cher et fidèle compagnon, dont le corps est là, mort, tandis que ton âme, je le sais, vit au ciel d’une vie que tu as si bien gagnée et où tu n’auras plus jamais à souffrir du chaud ou du froid, pardonne-moi de pleurer ici sur toi. Si je me plains, c’est d’être resté, et de ne pas goûter avec toi une telle félicité, et non pas de ce que tu n’es plus ici-bas avec moi.

» Sans toi, je suis seul; sans toi, il n’y a plus rien sur terre qui puisse me plaire désormais. Ayant été avec toi à la tempête et à la lutte, pourquoi ne suis-je pas aussi avec toi dans le repos et dans le calme? Bien grandes sont mes fautes, puisqu’elles m’empêchent de sortir de cette fange en même temps que toi. Si j’ai partagé avec toi les angoisses, pourquoi maintenant n’ai-je point aussi ma part de la récompense?