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À peine furent-ils entrés dans le bourg, que les soldats qui étaient de garde à la porte, fermèrent la barrière derrière eux, tandis qu’on en faisait autant du côté opposé. Soudain voici venir Marganor accompagné de nombreux serviteurs à pied et à cheval, et armés de toutes pièces. En quelques mots, d’un air hautain, il leur exposa l’odieuse coutume établie sur son domaine.

Marphise, ainsi qu’elle en était convenue d’avance avec Bradamante et Roger, éperonna son cheval et, pour toute réponse, courut à la rencontre de Marganor. Se fiant à sa seule force, sans daigner abaisser sa lance ni se servir de son épée si fameuse, elle lui asséna sur le casque un tel coup de poing, qu’elle le renversa évanoui sur la selle.

En même temps que Marphise, la jeune guerrière de France avait lancé son destrier. Roger n’était point resté en arrière. Sa lance frappait de tels coups que, sans la relever, il occit six chevaliers; à l’un il ouvrit le ventre, à deux autres la poitrine; au quatrième il fendit le cou, au cinquième il brisa la tête. Quant au sixième qui fuyait, la lance lui entra par l’échine et, ressortant par l’estomac, se rompit net.

Autant la fille d’Aymon en touchait de sa lance d’or, autant elle en couchait à terre. Tout ce qu’elle frappait était brisé et renversé comme si le ciel ardent eût secoué sa foudre. La population se mit à fuir, qui vers le château, qui vers la plaine. Les uns coururent se réfugier dans les églises, les autres dans leurs maisons. Hormis les morts, pas un homme ne resta sur la place.

Pendant ce temps, Marphise s’était emparée de Marganor, et lui avait lié les mains derrière le dos. Elle l’avait confié à la vieille suivante de Drusille qui en parut fort contente. Puis on décida de brûler le bourg, si les habitants ne revenaient pas de leur erreur, et s’ils ne consentaient pas à abolir la loi infâme que Marganor avait établie.

On n’eut pas beaucoup de peine à obtenir cela, car ces pauvres gens, outre la crainte qu’ils avaient de voir Marphise en faire plus encore qu’elle ne disait – elle parlait de les occire et de les brûler tous – étaient les ennemis de Marganor, et détestaient sa loi cruelle et impie. Mais ils avaient fait comme font en général les peuples, qui obéissent le plus facilement à ceux qu’ils haïssent le plus.

Comme chacun se défie de son voisin, et craint de faire voir ce qu’il pense, on laisse bannir l’un, tuer l’autre, enlever à celui-là sa fortune, à celui-là son honneur. Mais, si l’on se tait, on crie du fond du cœur vers le ciel, et l’on confie à Dieu et aux saints le soin d’une vengeance qui, si elle tarde à venir, n’en est que plus terrible.

Maintenant cette tourbe, saturée de colère et de haine, cherchait à se venger de Marganor par ses actes et ses malédictions. Comme dit le proverbe: Chacun court faire du bois avec l’arbre que le vent a jeté par terre. Que Marganor serve d’exemple à ceux qui règnent: tout prince qui fait le mal doit s’attendre à une fin misérable. Petits et grands se réjouissaient de le voir punir de ses crimes inouïs.

Un grand nombre de gens, dont il avait fait mourir la femme, la sœur, la fille ou la mère, ne cachant plus leur haine, accouraient pour lui donner la mort de leur main. Les magnanimes guerrières et Roger eurent fort à faire pour le défendre, car ils avaient décidé de le faire mourir sous les privations, les outrages et les tortures.

Ils le remirent tout nu et lié de façon à ce qu’il ne pût se dégager, aux mains de la vieille qui le haïssait autant qu’une femme peut haïr son ennemi. Celle-ci, pour se venger des larmes qu’il lui avait fait verser, lui mit le corps tout en sang, en le frappant avec un aiguillon qu’un paysan qui se trouvait là lui avait donné.

La messagère et ses jeunes suivantes, se souvenant de la honte qui leur avait été infligée, ne purent se retenir d’imiter la vieille et de se venger aussi. Mais leur désir de le torturer était si grand, qu’elles ne savaient à quels moyens recourir. Elles auraient voulu pouvoir le mettre en pièces. L’une le frappait avec une grosse pierre, l’autre le déchirait avec les ongles, celle-ci le mordait, celle-là le piquait avec une aiguille.

Parfois un torrent, grossi par une longue pluie ou la fonte des neiges, se précipite du haut des montagnes, portant la ruine sur son passage, entraînant les arbres, les rochers, les champs et les récoltes. Mais le moment arrive où toute cette fougue tombe, et où ce même torrent devient si faible, qu’un enfant, qu’une femme peuvent les franchir facilement, et souvent à pied sec.

Il en fut de même de Marganor. Autrefois, tout tremblait autour de lui, rien qu’en entendant prononcer son nom. Maintenant son orgueil avait été tellement abattu, sa force avait été tellement domptée, que, jusqu’aux enfants, chacun pouvait lui faire injure, lui arracher la barbe et les cheveux. Leur tâche accomplie, Roger et les damoiselles se dirigèrent vers le château qui s’élevait sur le rocher.

Tout ce qui s’y trouvait tomba sans résistance en leur pouvoir, les richesses furent en partie pillées, en partie données à Ullania et à ses compagnes pour les dédommager. On retrouva l’écu d’or, ainsi que les trois rois qui avaient été faits prisonniers par le tyran, étant arrivés en ce lieu, comme je crois vous l’avoir dit, à pied et sans armes.

Du jour en effet où ils avaient été désarçonnés par Bradamante, ils avaient accompagné, à pied et sans armes, la damoiselle avec laquelle ils étaient venus de rivages si lointains. Je ne sais s’il ne valut pas mieux pour leurs compagnes, qu’ils se trouvassent sans armes. Ils auraient pu, il est vrai, les défendre mieux, mais, s’ils avaient succombé dans la bataille, elles auraient eu un sort pire.

Car elles auraient subi le sort de toutes celles qui arrivaient en ce lieu escortées par des gens armés; elles auraient été conduites sur le tombeau des deux frères, où on les eût immolées en sacrifice. Il est en somme bien moins dur et bien moins désagréable de montrer ses parties honteuses que de mourir, d’autant plus qu’on a pour excuse d’avoir été contraint à cela et aux autres outrages qui s’ensuivent, par la force et la violence.

Avant de s’éloigner, les guerrières font jurer aux habitants de donner à leurs femmes le gouvernement de leur territoire. Elles menacent de châtier sévèrement ceux qui seraient assez audacieux pour enfreindre ce serment. En somme, elles établissent que dans ce pays les femmes jouiront de tous les droits que les hommes possèdent partout ailleurs.

Puis elles font promettre qu’on refusera l’hospitalité à tous ceux qui passeront par là, cavaliers ou piétons, et qu’on ne leur permettra de se reposer sous aucun toit, à moins qu’ils ne jurent par Dieu et les saints, ou par tout autre serment plus fort s’il en existe toutefois, d’être à tout jamais les amis des dames et les ennemis de leurs ennemis.

Quant aux habitants présentement mariés, ou qui tôt ou tard prendront femme, il leur est ordonné de se montrer toujours soumis et obéissants à la volonté de leurs épouses. Marphise les prévient qu’elle reviendra avant que l’année soit expirée et que les arbres aient perdu leurs feuilles. Si elle ne trouve pas cette loi appliquée dans toute sa rigueur, le bourg peut s’attendre à être incendié et détruit.