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» Il est tellement redouté de ses gens, que pas un des chevaliers présents n’est assez hardi pour relever la tête; les femmes fuient hors de l’église avec le menu peuple. Il ne reste que ceux qui ne peuvent sortir. Enfin ce fou furieux est retenu par ses amis, qui lui opposent une résistance mêlée de respect, et le supplient de se calmer. Laissant en bas tout le monde dans les pleurs, on l’entraîne dans son château sur la cime du roc.

» Cependant sa colère durant toujours, et ses amis ainsi que le peuple le suppliant de ne pas exterminer complètement les femmes sur ses domaines, il prend le parti de les chasser toutes. Le jour même, il fait publier un ban leur enjoignant de quitter le pays, et leur assignant ce village pour résidence. Malheur à celle qui s’approchera davantage du château!

» C’est ainsi que les maris furent séparés de leur femme, les fils de leur mère. Quelques-uns ayant été assez audacieux pour venir nous voir, je ne sais qui en a averti Marganor; mais la plupart d’entre eux ont été cruellement punis, et beaucoup ont péri dans les tourments. Depuis, il a établi dans son château la loi la plus détestable qu’on puisse entendre ou qu’on puisse lire.

» Cette loi exige que toute femme qui passe, par hasard ou autrement, par la vallée, soit battue de verges et chassée du pays. Mais auparavant, on la dépouille de ses vêtements, et elle est contrainte à montrer ce que la nature et l’honnêteté nous obligent à cacher. Si quelqu’une y vient, escortée par des chevaliers en armes, elle est mise à mort.

» Celles qui sont escortées par des chevaliers deviennent les victimes de cet impitoyable tyran. Traînées au tombeau de ses deux fils morts, elles y sont immolées de sa propre main. Quant à ceux qui les escortent, ils sont ignominieusement dépouillés de leurs armes et de leurs destriers et plongés en prison. Marganor peut faire tout cela d’autant plus impunément que, nuit et jour, il a plus de mille hommes qui guettent dans tous les alentours.

» Et pour vous dire plus encore, j’ajouterai que s’il en laisse échappe quelques-uns, il leur fait auparavant jurer, sur l’hostie consacrée, d’avoir le sexe féminin en haine toute leur vie. Si donc vous avez envie de perdre ces dames et vous avec, allez visiter ces murs où réside le félon, et vous verrez qu’il a autant de puissance que de cruauté.»

Ce récit, qui avait d’abord ému les guerrières de pitié, leur causa ensuite une telle indignation que, si au lieu de faire nuit il eût fait jour, elles auraient couru sur-le-champ au château. Mais la belle compagnie dut s’arrêter en cet endroit, et dès que l’Aurore eut fait signe à chaque étoile de céder la place au soleil, elles reprirent leurs armes, et se remirent en selle.

Comme Roger et ses compagnes s’apprêtaient à partir, ils entendirent derrière eux un bruit de pas de chevaux résonner sur la route. Ce bruit leur fit tourner la tête, et regarder au fond de la vallée. Ils aperçurent à portée de main une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, les uns à cheval, les autres à pied, qui s’avançait par un étroit sentier.

Au milieu d’eux, sur un cheval, était attachée une femme dont le visage annonçait les nombreuses années, et qu’ils conduisaient, comme on fait d’un criminel condamné au feu, à l’échafaud ou au gibet. Malgré la distance, cette vieille fut sur-le-champ reconnue par les femmes du village pour la suivante de Drusille.

C’était la suivante qui avait été prise en même temps que Drusille par Tanacre, ainsi que je l’ai déjà dit, et qui avait été chargée de confectionner le breuvage empoisonné dont l’effet fut si cruel. Elle n’était pas entrée dans l’église avec les autres, car elle redoutait ce qui allait arriver. Pendant la cérémonie, elle était sortie de la ville, et s’était enfuie du côté où elle espérait trouver son salut.

Marganor ayant appris par ses espions qu’elle s’était réfugiée en Autriche, chercha longtemps à s’en emparer, afin de la brûler ou de la pendre. Il finit par tenter, au moyen de dons et de riches promesses, l’avarice d’un baron qui l’avait accueillie sur ses terres, et qui la lui livra.

Ce baron la lui avait envoyée jusqu’à Constance, étroitement liée sur une bête de somme, comme un ballot de marchandises; et, pour lui enlever la possibilité de se plaindre, il l’avait enfermée dans une caisse. Une fois au pouvoir des gens de Marganor, de cet homme à qui la pitié était chose inconnue, elle avait été conduite jusqu’en cet endroit, et elle était destinée à assouvir la rage de ce barbare impitoyable.

De même que le grand fleuve qui sort du Vésule [23], à mesure qu’il descend vers la mer et qu’il reçoit le Lambro, le Tessin, l’Adda et les autres rivières qui lui paient tribut, croît en force et en impétuosité, ainsi Roger, ainsi les deux guerrières sentent croître leur indignation et leur colère contre Marganor, en apprenant tous ses forfaits.

Les deux guerrières surtout étaient tellement enflammées de haine et de colère contre le cruel, par tout ce qu’elles avaient appris, qu’elles voulurent le punir, malgré le grand nombre de gens qu’il avait à sa solde. Mais elles estimèrent que lui donner une mort prompte serait une peine trop douce et peu en rapport avec ses crimes. Elles trouvèrent plus juste de prolonger son supplice en le faisant mourir dans de longs tourments.

Mais auparavant elles jugèrent bon de délivrer la femme que ces sbires conduisaient à la mort. Rendant les rênes à leurs destriers, et les pressant de l’éperon, elles leur firent en un instant franchir la courte distance qui les séparait de la troupe armée. Jamais gens ne furent assaillis avec plus d’impétuosité et de vigueur. Aussi s’empressèrent-ils de jeter leurs écus, d’abandonner leurs armes et la vieille, et de s’enfuir sans rien.

De même que le loup qui rentre dans sa tanière chargé de sa proie, et au moment où il se croit le plus en sûreté, voit le chasseur et ses chiens lui barrer le passage, jette son fardeau et se lance au plus épais du fourré, ainsi ces gens, dès qu’ils se virent assaillis, s’empressèrent de prendre la fuite.

Ils n’abandonnèrent pas seulement la vieille et leurs armes, mais ils laissèrent aussi la plupart de leurs chevaux, et coururent se cacher dans les cavernes où ils purent se croire le mieux en sûreté. Roger et les dames en furent enchantés. Ils choisirent trois de ces chevaux, et ils y firent monter les trois dames qui depuis la veille étaient en croupe derrière eux, et faisaient suer leurs destriers.

Puis, débarrassés, ils prirent le chemin qui conduisait vers la demeure de l’infâme et impitoyable châtelain. Ils voulurent que la vieille vînt avec eux pour être témoin de la vengeance de Drusille. Mais la vieille, craignant qu’il ne lui en arrivât mal, ne voulait point y consentir; elle pleurait, criait, se débattait. Enfin Roger, l’enlevant de force, la mit en croupe sur le brave Frontin, et partit avec elle au galop.

Parvenus sur le sommet d’une colline, ils virent dans la vallée un riche et gros bourg composé de nombreuses maisons, et qui n’était clos d’aucun côté, n’ayant ni fossés ni remparts. Au milieu, se dressait un rocher qui supportait un château aux murs élevés. Ils s’y dirigèrent en toute hâte, sachant que c’était la demeure de Marganor.