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» Mais sa haine ne l’aveugle pas au point qu’elle ne comprenne que, si elle veut exécuter son dessein, il faut qu’elle dissimule et qu’elle cherche des moyens détournés. Elle comprend qu’il lui faut montrer tout le contraire de ce qu’elle pense, et feindre d’avoir oublié son premier amour, et d’accepter celui de Tanacre.

» Elle prend un visage riant, mais son cœur réclame vengeance et ne songe pas à autre chose. Elle roule plusieurs projets en son esprit; elle rejette les uns, elle combine les autres; elle hésite sur plusieurs. Enfin elle pense qu’en sacrifiant sa propre vie, elle réussira plus sûrement. Comment et où pourrait-elle trouver une meilleure mort qu’en vengeant son cher mari?

» Elle se montre joyeuse, et feint de désirer ardemment voir arriver le jour de ces noces. Elle fait en un mot tout ce qu’elle peut pour tromper Tanacre, et cache avec soin ce que son cœur a résolu. Elle se pare et prend soin de sa toilette plus que d’habitude. Elle semble avoir oublié complètement Olindre. Mais elle veut que les noces soient célébrées selon l’usage de son pays.

» Ce n’était qu’un prétexte, car l’usage dont elle parlait n’existait pas du tout dans son pays. Mais, dans sa pensée qui ne perdait jamais de vue le but qu’elle voulait atteindre, elle avait imaginé un mensonge à l’aide duquel elle avait l’espoir de donner la mort à son maître. Elle lui dit donc qu’elle veut que les noces aient lieu suivant la mode de son pays, et elle lui explique cette mode.

» “La veuve qui prend un second mari – lui dit-elle – doit auparavant apaiser l’âme du mort que son mariage offense, en faisant célébrer des offices et des messes pour la rémission de ses péchés, dans l’église où ses restes sont ensevelis. À la fin du sacrifice divin, le nouvel époux remet l’anneau à l’épousée.

» ”Puis le prêtre, ayant fait apporter sur l’autel même du vin consacré à cet effet, le bénit en récitant certaines prières, le verse dans une coupe et le présente aux époux. Mais c’est l’épousée qui doit la première y tremper ses lèvres.”

» Tanacre, à qui il importe peu que ses noces se célèbrent conformément à cet usage, lui dit: “Pourvu que cela abrège les délais, j’y consens.” Le malheureux ne voit pas que c’est la vengeance du meurtre d’Olindre qu’il avance ainsi; mais son esprit est tellement concentré sur une seule pensée, qu’il ne pense à pas autre chose.

» Drusille avait auprès d’elle une vieille qui avait été faite prisonnière en même temps qu’elle. Elle l’appelle et, lui parlant à l’oreille de façon à n’être entendue par personne de la maison, elle lui dit: “Prépare-moi sur-le-champ un de ces breuvages empoisonnés comme tu sais en composer, et apporte-le-moi dans un vase. J’ai trouvé moyen d’arracher la vie au fils de Marganor, à ce traître.

» ”Je sais aussi un moyen de nous sauver, toi et moi, mais je te le dirai plus tard plus à loisir.” La vieille s’en va préparer le poison, et revient l’apporter au palais. Elle trouve le moyen de verser le suc vénéneux dans un flacon plein d’un vin doux de Crète. Elle le réserve pour le jour des noces que rien ne peut plus retarder désormais.

» Le jour désigné étant arrivé, Drusille se pare de pierreries et de riches vêtements, et se rend à l’endroit où elle avait fait élever à Olindre un grand catafalque porté sur deux colonnes. Là, on célèbre un office solennel auquel assistent tous les chevaliers et toutes les dames. Marganor, plus joyeux que de coutume, y vint avec son fils et de nombreux amis.

» Les saints offices terminés, le vin empoisonné est bénit, et le prêtre le verse dans une coupe d’or, ainsi que Drusille l’avait dit. Elle en boit alors autant qu’il fallait pour produire de l’effet, puis, le visage souriant, elle passe la coupe à l’époux qui la vide jusqu’au fond.

» Tanacre, après avoir rendu la coupe au prêtre, ouvre les bras d’un air joyeux pour embrasser Drusille; soudain celle-ci, changeant de manières, le repousse et lui fait défense d’approcher. Ses yeux et son visage semblent lancer des flammes. D’une voix terrible, égarée, elle lui crie: “Traître, loin de moi!

» ”Tu aurais de moi joie et soulagement, toi la cause de mes larmes, de mes tourments, de mes malheurs! Non; tu vas mourir sur l’heure, de ma main. Apprends, si tu l’ignores, que c’est du poison que tu as bu. Je n’ai qu’un regret, c’est que la mort soit trop douce, trop facile pour un bourreau tel que toi; car je ne connais pas de peine assez infâme pour égaler ton crime.

» ”Mon seul regret, c’est de ne pas pouvoir, en me sacrifiant, t’infliger la mort que tu mérites. Si je l’avais pu, comme c’était mon désir, je mourrais contente. De cela, je demande pardon à mon époux; mais il connaît ma bonne volonté, et il acceptera que je t’aie fait mourir comme j’ai pu, n’ayant pu le faire comme je l’aurais voulu.

» ”Quant au châtiment que je ne puis t’infliger ici-bas, selon mon désir, j’espère que je verrai ton âme le subir dans l’autre monde, où je te suivrai pour en être témoin.” Puis, levant, d’un air joyeux, ses yeux déjà voilés vers le ciel: “Accepte, Olindre, cette victime que le bon vouloir de ta femme offre à ta vengeance.

» ”Et prie pour moi le Seigneur, afin qu’il m’admette en ce jour avec toi dans le paradis. S’il te dit qu’une âme a besoin de mérites pour entrer dans votre royaume, réponds que j’apporte à son saint temple les dépouilles de ce monstre impitoyable, et qu’il n’y a pas de plus grand mérite que d’exterminer de pareils scélérats, abominable peste pour le monde.”

» Ces dernières paroles s’exhalent avec sa vie. Morte, son visage porte encore les traces de la joie qu’elle a éprouvée en punissant le barbare qui lui avait ravi son cher mari. Je ne sais si elle fut précédée ou suivie par l’âme de Tanacre. Je crois cependant qu’il mourut avant elle, car il avait absorbé une plus grande quantité de breuvage, et le poison dut agir plus rapidement sur lui.

» Marganor, qui voit son fils tomber et mourir dans ses bras, est sur le point de mourir avec lui, vaincu par la douleur qui le saisit d’une manière si inattendue. Après avoir eu deux fils, il se retrouve seul, et ce sont deux femmes qui les ont fait mourir. L’une a été la cause de la mort du premier, l’autre a frappé elle-même le second.

» L’amour, la pitié, le dépit, la douleur et la colère, un désir de mort et de vengeance agitent cet infortuné père; il tremble, comme la mer troublée par le vent. Il court vers Drusille pour se venger sur elle, mais il voit que la vie vient de l’abandonner. Excité par sa haine ardente, il cherche à frapper ce corps qui ne sent plus rien.

» De même que le serpent se retourne pour mordre la lance qui l’a cloué sur le sable; de même que le mâtin court après la pierre que lui a lancée le passant, et se brise en vain les dents de rage et de colère, et ne veut pas s’en aller sans s’être vengé, ainsi Marganor, plus cruel qu’un dogue ou qu’un serpent, s’acharne contre le corps inanimé de Drusille.

» Mais bien qu’il l’ait mis en pièces, la fureur du félon n’est pas assouvie; il se précipite sur les femmes dont le temple est plein. Sans choisir l’une plutôt que l’autre, il fait de nous, avec son épée cruelle et impitoyable, ce que le paysan fait de l’herbe avec sa faulx. Rien ne peut nous préserver de ses coups; en un instant, il en tue trente et en blesse bien cent.