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Je vis, semblables à Hector et à Énée, allant jusqu’au sein des flots brûler les navires des Grecs, un Hercule et un Alexandre, emportés par leur trop grande hardiesse, s’élancer d’un même pas. Éperonnant leurs destriers, ils dépassèrent tous les autres combattants, et refoulèrent les ennemis troublés jusque dans leur repaire. Ils allèrent si avant, que c’est à peine si le second put s’en revenir, et que le premier ne le put pas.

Ferruffin se sauva, mais Cantelmo resta prisonnier. Ô duc de Sora, quelle douleur dut te percer le cœur, quand tu vis ton généreux fils entouré de mille épées, mené prisonnier sur un navire, et décapité en plein tillac? Je m’étonne que la vue du fer qui frappait ton fils, ne t’ait pas donné du même coup la mort.

Cruel Esclavon, où as-tu appris l’art de faire la guerre? Dans quelle partie de la Scythie as-tu entendu dire qu’un chevalier fait prisonnier, qui a rendu ses armes et qui ne se défend plus, doive être mis à mort? N’as-tu donc tué ce malheureux que parce qu’il avait défendu sa patrie? C’est à tort que le soleil répand ses rayons sur toi, siècle cruel, car tu es plein de Thyestes, de Tantales et d’Atrées.

Barbare cruel, tu as décapité le jouvenceau le plus brave qu’il y eût de son temps, d’un pôle à l’autre, des rivages de l’Inde à ceux où le soleil se couche. Sa beauté et sa jeunesse auraient trouvé pitié devant les anthropophages, ou devant Polyphème. Toi, plus cruel et plus félon que les Cyclopes et que les Lestrigons, tu n’en as pas eu pitié.

Je ne crois pas qu’un semblable exemple de cruauté existe parmi les guerriers antiques. Élevés d’une façon noble et courtoise, ils n’étaient pas cruels après la victoire. C’est ainsi que non seulement Bradamante ne s’était point montrée impitoyable envers ceux que sa lance, en touchant leur écu, avait fait tomber de selle, mais qu’elle leur avait tenu leurs chevaux jusqu’à ce qu’ils fussent remontés dessus.

Je vous ai dit plus haut que, valeureuse autant que belle, la dame avait abattu Serpentin de l’Étoile, Grandonio de Volterne et Ferragus, et qu’elle les avait ensuite fait tous remonter en selle. J’ai dit aussi que le dernier était venu défier Roger de la part de celle qu’il prenait pour un chevalier.

Roger accepta fort allègrement l’invitation, et se fit apporter son armure. Pendant qu’il s’armait, les seigneurs qui entouraient Agramant se remirent à chercher quel pouvait bien être ce chevalier si excellent qui savait si bien manier la lance. Ils demandèrent à Ferragus, qui lui avait parlé, s’il le connaissait.

Ferragus répondit: «Soyez certains que ce n’est aucun de ceux que vous avez dits. Pour moi, quand j’ai vu son visage à découvert, il m’a semblé que c’était le jeune frère de Renaud. Mais après avoir éprouvé sa haute valeur, je puis affirmer que Richardet n’a pas autant de puissance. Je pense que ce doit être sa sœur qui, à ce que j’ai entendu dire, lui ressemble beaucoup.

» Elle a la réputation d’égaler en force son frère Renaud et tout paladin. Mais, par ce que j’en ai vu aujourd’hui, il me paraît qu’elle vaut plus que son frère, plus que son cousin.» Dès que Roger entend parler d’elle, son visage se colore des mêmes feux que l’aurore répand dans l’air. Son cœur tremble, et il ne sait plus ce qu’il fait.

À cette nouvelle, sa blessure amoureuse se rouvre; il se sent embrasé d’une flamme subite, et cependant la crainte lui fait courir comme un frisson glacé jusqu’au fond des os. Il redoute de voir changé en dédain le grand amour dont Bradamante brûlait autrefois pour lui. Dans sa confusion, il ne sait s’il doit sortir à sa rencontre, ou s’il doit rester.

Or Marphise se trouvait parmi les chevaliers sarrasins, et avait grande envie de sortir pour jouter elle aussi. Elle était tout armée, car il était rare que, de jour ou de nuit, on la vît autrement. Apprenant que Roger s’arme, elle songe que si elle le laisse sortir le premier, il lui ravira la victoire. Elle se décide à le devancer, et à remporter le prix du combat.

Elle saute à cheval et, jouant des éperons, elle arrive en toute hâte sur le champ clos où la fille d’Aymon, toute palpitante, attend Roger qu’elle brûle de faire son prisonnier. Bradamante songe à quel endroit elle frappera de sa lance, afin que le coup lui fasse le moins de mal possible. Marphise paraît en dehors de la porte; sur son casque s’étale l’oiseau Phénix;

Soit qu’elle ait voulu par cet emblème montrer que sa force est unique au monde, soit qu’elle ait attesté ainsi sa chaste intention de vivre toujours sans époux. La fille d’Aymon la regarde. Ne reconnaissant pas les allures de celui qu’elle aime tant, elle demande à Marphise comment elle se nomme, et elle apprend alors qu’elle a devant elle celle qui jouit de l’amour qui lui est dû,

Ou, pour mieux dire, celle qu’elle croit jouir de l’amour qui lui appartient; celle qu’elle a en une telle haine, qu’elle mourra si elle ne peut venger sur elle ses larmes et sa douleur. Ayant fait faire volte-face à son cheval, elle revient sur elle, avec le désir non de la jeter à terre, mais de lui passer sa lance à travers la poitrine, et de se débarrasser ainsi de tout soupçon.

Force est à Marphise d’aller, de ce coup, éprouver si le terrain est dur ou mol. Ce qui lui arrive est si inaccoutumé, qu’elle est sur le point d’en devenir folle de dépit. À peine est-elle par terre, qu’elle tire son épée et veut venger sa chute. La fille d’Aymon, non moins furieuse, lui crie: «Que fais-tu? tu es ma prisonnière.

» Si j’ai usé de courtoisie envers les autres, je n’en veux point faire de même avec toi, Marphise, car je te tiens pour aussi lâche qu’orgueilleuse.» À ces paroles, on aurait entendu Marphise frémir comme un vent marin sur un écueil. Elle crie, mais sa rage est telle, qu’elle ne peut exprimer ce qu’elle veut répondre.

Elle fait tournoyer son épée, sans s’inquiéter si la pointe va frapper Bradamante, ou le ventre, ou le poitrail du destrier. Mais Bradamante détourne son cheval avec la bride, et en même temps, saisie d’indignation et de colère, la fille d’Aymon abaisse sa lance. À peine Marphise est-elle touchée, qu’elle tombe à la renverse sur l’arène.

À peine est-elle à terre, qu’elle se redresse, cherchant à faire male œuvre de son épée. De nouveau Bradamante abaisse sa lance, et de nouveau Marphise est terrassée. Quelque forte que fût Bradamante, elle n’était pas cependant si supérieure à Marphise qu’elle l’eût renversée ainsi à chaque coup, n’eût été la vertu de la lance enchantée.

Pendant ce temps, quelques chevaliers du camp chrétien étaient venus à l’endroit où se livrait la joute, et qui était situé à égale distance des deux camps, lesquels se trouvaient à peine à un mille et demi l’un de l’autre. Ils admiraient la vaillance déployée par un des leurs, car ils ne le connaissaient pas autrement que pour être un chevalier de leur nation.

Le généreux fils de Trojan, les voyant s’approcher des remparts, ne voulut pas se trouver surpris. Afin de se trouver prêt à tout événement, et pour parer à tout danger, il ordonna à un grand nombre de ses gens de prendre les armes et de sortir hors de l’enceinte. Parmi ces derniers, se trouvait Roger, que Marphise avait devancé dans son impatience de combattre.