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» C’est Homère qui nous a fait croire qu’Agamemnon fut victorieux, et que les Troyens étaient vils et lâches. C’est lui qui nous a donné Pénélope comme fidèle à son époux, au milieu des mille outrages qu’elle eut à supporter. Mais si tu veux connaître la vérité, prends le contre-pied de son histoire: les Grecs furent vaincus et Troie fut victorieuse. Quant à Pénélope, ce fut une courtisane.

» D’un autre côté, tu as entendu quelle réputation a laissée Didon, dont le cœur fut si pudique. Si elle passe pour une prostituée, c’est uniquement parce que Maro ne fut point son ami. Ne t’étonne point que je m’échauffe sur ce sujet, et que je te parle d’une manière confuse de tout cela; j’aime les écrivains et c’est mon devoir, car, dans votre monde, je fus écrivain moi aussi.

» Entre tous, j’ai acquis un bien que ne peuvent m’enlever ni le temps ni la mort. Il appartenait au Christ, tant loué par moi, de me donner une telle récompense. Je plains les écrivains qui vivent en ce triste temps où la courtoisie a portes closes, et qui, le visage pâle, amaigri, décharné, frappent nuit et jour en vain au seuil des grands.

» Aussi, pour revenir à ce que j’ai dit tout d’abord, les poètes et les gens d’étude sont rares. Là où elles ne trouvent ni pâture, ni abri, les bêtes elles-mêmes abandonnent la place.» Ainsi disant, le bienheureux vieillard avait les yeux enflammés comme deux tisons. Mais s’étant retourné vers le duc avec un doux sourire, il rasséréna sur-le-champ son visage courroucé.

Qu’Astolphe reste désormais avec l’écrivain de l’Évangile, car je veux franchir d’un saut toute la distance qu’il y a du fin fond du ciel à la terre; mes ailes ne peuvent me porter plus longtemps dans ces hautes régions. Je reviens vers la dame à laquelle la jalousie avait, avec son doute cruel, livré un si rude assaut. Je l’ai laissée comme elle venait, après un combat fort court, de jeter à terre trois rois l’un après l’autre.

Arrivée le soir même en un château situé sur la route de Paris, elle y avait appris qu’Agramant, mis en déroute par son frère Renaud, s’était réfugié dans Arles. Certaine que son Roger était avec lui, elle prit, dès que la nouvelle aurore apparut au ciel, le chemin de la Provence où elle avait entendu dire aussi que Charles poursuivait son ennemi.

Comme elle gagnait la Provence par la route la plus droite, elle rencontra une damoiselle, belle de figure et accorte de manières, bien qu’elle fût fort affligée et toute en larmes. C’était cette gente damoiselle, férue d’amour pour le fils de Monodant, et qui avait laissé son amant prisonnier de Rodomont.

Elle s’en venait; cherchant un chevalier qui fût habitué à combattre, comme une loutre, aussi bien dans l’eau que sur terre, et assez hardi pour affronter le païen. L’inconsolable amie de Roger, abordant cette autre amante inconsolée, la salue courtoisement, et lui demande la cause de sa douleur.

Fleur-de-Lys la regarde, et il lui semble voir le chevalier dont elle a besoin. Elle commence à lui parler du pont dont le roi d’Alger intercepte le passage. Elle lui dit que son amant avait essayé en vain de l’en chasser; non point que le Sarrasin fût plus fort, mais parce que son astuce avait été favorisée par l’étroitesse du pont et par le fleuve.

«Si tu es – disait-elle – aussi hardi et aussi courtois que ton visage le montre, venge-moi, de par Dieu, de celui qui m’a pris mon seigneur et me fait cheminer si tristement. Sinon, dis-moi en quel pays je puis trouver un chevalier capable de lui résister, et assez rompu aux armes et aux combats, pour faire que le fleuve et le pont soient inutiles au païen.

» Outre que tu feras chose qui convient à un homme courtois et à un chevalier errant, tu déploieras ta valeur en faveur du plus fidèle des amants. Il ne m’appartient pas de te parler de ses autres vertus. Elles sont si nombreuses, que quiconque ne les connaît pas, peut se dire privé de la vue et de l’ouïe.»

La magnanime dame, toujours disposée à avoir pour agréable toute entreprise qui peut lui mériter gloire et renommée, se décide à aller sur-le-champ vers le pont. Elle y va d’autant plus volontiers, qu’elle est désespérée, et qu’elle espère ainsi courir à la mort. La malheureuse, croyant être à jamais séparée de Roger, a la vie en horreur.

«Quelque peu que je vaille, ô jouvencelle amoureuse – répondit Bradamante – je m’offre à tenter l’entreprise rude et périlleuse, pour un autre motif encore que je passe sous silence. Je le fais surtout parce que tu me racontes de ton amant une chose qu’on entend dire de peu d’hommes, à savoir qu’il est fidèle. Je te jure qu’à cet égard je croyais tous les hommes parjures.»

Elle acheva ces mots dans un soupir sorti du cœur; puis elle dit: «Allons!» Le jour suivant, elles arrivèrent au fleuve et au passage plein de danger. À peine le veilleur les a-t-il aperçues, qu’il prévient son maître par le son du cor. Le païen s’arme, et, selon son habitude, il se place à l’entrée du pont, sur la rive du fleuve.

Et dès que la guerrière se montre, il la menace de la mettre sur-le-champ à mort, si elle ne fait point don au grand mausolée de ses armes et du destrier sur lequel elle est montée. Bradamante qui connaît son histoire dans toute sa vérité, et qui sait comment Isabelle a été tuée par lui – Fleur-de-Lys lui avait tout dit – répond à l’orgueilleux Sarrasin:

«Pourquoi veux-tu, bestial, que les innocents fassent pénitence de ton crime? Cette victime ne peut être apaisée que par ton sang. C’est toi qui l’as tuée, et le monde entier le sait. Toutes les armes et tous les harnachements des nombreux chevaliers que tu as désarçonnés, lui sont une offrande moins agréable que ne le sera ton trépas, s’il arrive que je te tue pour la venger.

» Cette vengeance lui sera d’autant plus agréable, venant de ma main, que je suis comme elle une femme moi aussi. Je ne suis pas venue ici pour autre chose que pour la venger; et c’est là mon seul désir. Mais il convient de faire une convention entre nous, avant de voir si ta vaillance peut se comparer à la mienne. Si je suis vaincue, tu feras de moi ce que tu as fait de tes autres prisonniers.

» Mais si je t’abats, comme je le crois et comme je l’espère, je veux prendre ton cheval et tes armes, et les suspendre toutes au mausolée, après en avoir détaché toutes les autres. Je veux de plus que tu délivres tous les chevaliers que tu as pris.» Rodomont répondit: «Il me paraît juste qu’il soit fait comme tu dis. Mais je ne pourrais te rendre les prisonniers, car je ne les ai plus ici.

» Je les ai envoyés dans mon royaume, en Afrique; toutefois, je te promets, je te donne ma foi que si, par cas inopiné, il advient que tu restes en selle et que je sois désarçonné, je les ferai mettre tous en liberté, en aussi peu de temps qu’il en faudra à un messager envoyé en toute hâte pour porter l’ordre de faire ce que tu me demandes, dans le cas où je perdrais la partie.

» Mais si tu viens à avoir le dessous, comme c’est plus probable, comme c’est certain, je ne veux pas que tu laisses tes armes ni ton nom inscrit sur ce monument. Je veux que ton beau visage, tes beaux yeux, ta chevelure qui respirent l’amour et la grâce, soient le prix de ma victoire. Il me suffira que tu m’aimes, alors que tu me haïssais.