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L’énamouré jouvenceau regardait le combat dont il attendait l’issue, tremblant pour sa chère femme, car il connaissait la valeur de Marphise. Dès le début, dis-je, quand il les vit l’une et l’autre s’aborder avec fureur, il eut un instant de doute. Mais le résultat le laissa émerveillé et stupéfait.

Le combat n’ayant point pris fin, comme les autres, après la première rencontre, il se prit à souhaiter ardemment de voir cesser cette lutte, car il les aimait toutes les deux, mais non d’affections semblables: l’une était toute flamme et fureur, l’autre amitié bienveillante bien plus que de l’amour.

Il aurait volontiers séparé les combattantes s’il avait pu le faire sans se déshonorer. Mais ses compagnons ne voulant pas laisser la victoire au parti de Charles, qui leur paraît avoir déjà le dessus, sautent dans le champ clos, et vont troubler le combat. De l’autre côté, les chevaliers chrétiens s’élancent, et on en vient aux mains.

Ici, là, partout on entend crier: Aux armes! ainsi que cela arrivait à peu près tous les jours. Ceux qui sont à pied s’empressent de monter à cheval; ceux qui sont désarmés revêtent leurs armes; les trompettes sonnent de toutes parts, et leur voix claire et belliqueuse semble dire: Que chacun coure à sa bannière! De leur côté, les tympans et les timballes réveillent cavaliers et fantassins.

L’escarmouche dégénère en une mêlée aussi féroce et aussi sanglante qu’on puisse se l’imaginer. La vaillante dame de Dordogne, furieuse de voir échapper l’occasion, si désirée par elle, de donner la mort à Marphise, porte ses pas de côté et d’autre, cherchant à apercevoir Roger pour lequel elle soupire.

Elle le reconnaît à l’aigle d’argent que le jouvenceau porte sur son écu azuré. Elle s’arrête pour regarder, des yeux et de la pensée, ses épaules, sa poitrine, son élégante tournure et ses mouvements pleins de grâce. Puis, s’imaginant dans son grand dépit qu’une autre jouit de tout cela, elle se sent prise de fureur et dit:

«Donc, une autre baise ces belles et si douces lèvres, alors que moi je ne le puis? Non, il ne sera point vrai qu’une autre te possédera désormais; tu ne dois appartenir à personne, puisque tu n’es pas à moi. Plutôt que de mourir seule de rage, je veux que tu meures avec moi, de ma main. Si je te perds en ce monde, au moins l’enfer te rendra à moi, et tu seras avec moi pour l’éternité.

» Puisque c’est toi qui me tues, il est bien juste que tu me donnes le courage de me venger. Toutes les lois portent que quiconque a donné la mort à autrui, doit mourir à son tour. Ton sort, du reste, ne saurait être comparé au mien: tu mourras coupable, et moi je meurs innocente. J’aurai tué celui qui désire, hélas! me voir mourir; mais toi, cruel, tu auras causé le trépas de qui t’aime et de qui t’adore.

» Ô ma main, pourquoi hésites-tu à ouvrir avec ce fer le cœur de mon ennemi? Ne m’a-t-il pas si souvent blessée à mort, alors que je goûtais en sûreté la paix de l’amour; et maintenant, ne me laisse-t-il pas mourir sans avoir pitié de ma douleur? Ô mon âme, sois forte contre cet impitoyable; venge par la mort les mille morts qu’il m’a fait souffrir.»

Ce disant, elle éperonne son cheval; mais, avant de frapper, elle crie: «Garde-toi, perfide Roger; s’il est en mon pouvoir, tu ne te pareras point des dépouilles opimes d’une damoiselle au cœur fier.» Roger entend ces paroles. Il lui semble, ce qui est vrai, que c’est sa femme qui les a dites. Le son de sa voix est si bien gravé dans sa mémoire, qu’il la reconnaîtrait entre mille.

Il comprend que ces paroles signifient beaucoup plus qu’elle n’en dit; il comprend qu’elle l’accuse de n’avoir pas observé la convention conclue entre eux. Désireux de s’excuser, il lui fait signe qu’il veut lui parler. Mais déjà Bradamante, la visière baissée, et poussée par la douleur et par la rage, accourait pour le désarçonner, sans regarder si elle le jetterait sur la terre ou sur le sable.

Roger, la voyant si enflammée de colère, s’affermit sur sa selle et met sa lance en arrêt; mais il la tient de façon qu’elle ne puisse nuire à Bradamante. La dame, qui venait avec la ferme intention de le frapper sans pitié, ne peut se décider, quand elle est près de lui, à le jeter à terre et à lui faire un tel outrage.

C’est ainsi que leurs lances à tous deux frappent dans le vide. C’est bien assez qu’Amour joute contre l’un et l’autre, et leur perce le cœur d’une lance amoureuse. La dame, ne pouvant se décider à déshonorer Roger, tourne ailleurs la fureur qui lui brûle la poitrine. Elle accomplit des exploits qui resteront fameux tant que le ciel tournera.

En quelques instants, avec cette lance d’or, elle jette par terre plus de trois cents ennemis. Elle seule décide de la bataille; elle seule met en fuite l’armée des Maures. Roger tourne d’un côté et d’autre, jusqu’à ce qu’il ait pu l’aborder. Alors il lui dit: «Je meurs si je ne te parle. Hélas! que t’ai-je fait pour que tu doives me fuir? Écoute, de par Dieu!»

Comme aux tièdes haleines du vent du sud qui s’élève de la mer en chauds effluves, on voit se fondre les neiges, les torrents et les glaces les plus compactes, ainsi, à ces prières, à ces brèves plaintes, le cœur de la sœur de Renaud, rendu par la colère plus dur que le marbre, redevient soudain pitoyable et tendre.

Elle ne veut ou ne peut lui répondre; mais elle éperonne Rabican et le fait sortir de la mêlée, après avoir fait de la main signe à Roger de la suivre. Elle gagne, loin de la foule des combattants, un vallon où s’étend une petite plaine, au milieu de laquelle est un bosquet de cyprès qui semblent poussés d’une seule venue.

Dans ce bosquet s’élevait un grand mausolée en marbre blanc, nouvellement construit; une courte inscription en vers indiquait, à qui voulait en prendre connaissance, le nom de celui dont le mausolée renfermait les restes. Mais, arrivée là, Bradamante ne me paraît pas avoir l’esprit disposé à lire l’inscription. Roger avait poussé son cheval derrière elle, de façon à arriver au bosquet presque en même temps que la damoiselle.

Mais revenons à Marphise. Elle s’était remise en selle, et courait de tous côtés pour retrouver la guerrière qui l’avait jetée à terre à la première rencontre. Elle la voit sortir de la mêlée; elle voit Roger partir avec elle, et elle les suit tous deux. Elle est loin de penser que l’amour les réunit; elle croit, au contraire, qu’ils vont terminer leur querelle par les armes.

Elle presse son cheval, suivant leurs traces, et arrive presque en même temps qu’eux. Combien sa présence est importune à l’un et à l’autre, ceux qui aiment peuvent se l’imaginer, sans que j’aie besoin de l’écrire. Mais Bradamante en est plus particulièrement blessée. En voyant celle qui est cause de tout son malheur, elle ne peut plus douter que c’est l’amour qui la pousse à suivre Roger.

Elle traite de nouveau Roger de perfide: «Traître, – dit-elle, – il ne te suffisait pas que la renommée m’apprît ta trahison; il fallait que tu m’en rendisses encore témoin! Je vois que ton unique désir est de m’éloigner de toi. Afin de satisfaire ton vœu inique et parjure, je veux bien mourir; mais je ferai en sorte que celle qui est cause de ma mort meure avec moi.»

Ce disant, et plus irritée qu’une vipère, elle s’élance contre Marphise. Elle applique un tel coup de lance sur son bouclier, qu’elle la jette en arrière à la renverse, de façon que son casque s’enfonce presque à moitié dans la terre. On ne peut dire que Marphise ait été prise à l’improviste; elle rassemble, au contraire, toutes ses forces pour résister au choc; cependant elle est obligée de frapper la terre avec sa tête.