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» Je dis que si on s’y baigne trois fois, on devient invulnérable pendant un mois. Il faut répéter chaque mois l’opération, car la vertu de cette liqueur ne va point au delà. Je sais la faire, et je la ferai encore aujourd’hui, et vous en verrez la preuve vous-même. Elle peut, si je ne me trompe, vous être plus utile que la conquête de toute l’Europe.

» En échange, je vous demande de me jurer sur votre foi que, ni en paroles ni en fait, vous ne chercherez plus jamais à porter atteinte à ma chasteté.» Par ces paroles, elle fit revenir Rodomont à des pensées plus honnêtes; et il désirait tellement devenir invulnérable, qu’il lui promit beaucoup plus qu’elle ne lui avait demandé.

Il lui dit qu’il la respecterait jusqu’à ce qu’il lui eût vu faire l’épreuve de cette eau admirable, et qu’il veillerait, pendant ce temps, à ce qu’il ne lui échappât aucun mouvement, aucun signe de violence. Mais il comptait bien ne pas tenir le pacte, car il n’avait crainte ni respect de Dieu ou des saints, et, comme manque de foi, toute la trompeuse Afrique lui aurait cédé le pas.

Le roi d’Alger fit à Isabelle plus de mille serments de ne plus la molester, afin qu’elle pût travailler à se procurer l’eau qui devait le rendre invulnérable comme furent autrefois Cignus et Achille [6]. Aussitôt elle se mit à chercher par les ravins et les vallons obscurs, loin des cités et des villes, recueillant de nombreuses herbes; le Sarrasin ne la perdait pas de vue et se tenait toujours à ses côtés.

Quand ils eurent cueilli en différents endroits autant d’herbes qu’il leur en fallait, avec ou sans leurs racines, ils rentrèrent dans leur demeure. Là, ce modèle de continence passa toute la nuit à faire bouillir toutes ces herbes avec force précautions. Et à tout ce mystérieux labeur, le roi d’Alger était sans cesse présent.

S’étant livré au jeu, pendant toute cette nuit, avec les quelques serviteurs qu’il avait avec lui, il avait éprouvé une telle soif, à cause de la chaleur produite par le feu renfermé dans l’étroite chambre où ils se trouvaient, qu’il avait, en buvant coup sur coup, vidé deux barils pleins de vin de Chypre, enlevés un ou deux jours auparavant par ses écuyers à certains voyageurs.

Rodomont n’était pas habitué au vin dont sa loi condamne et défend l’usage. Dès qu’il en eut goûté, il lui parut une liqueur divine, meilleure que le nectar ou la manne, et narguant le rite sarrasin, il en absorba de grandes tasses et des verres pleins jusqu’aux bords. Le bon vin, circulant à la ronde, leur fit tourner à tous la tête comme un tour.

Cependant, la dame enleva de dessus le feu le chaudron où cuisaient les herbes, et dit à Rodomont: «Pour qu’il soit manifeste que mes paroles n’ont pas été jetées au vent, et pour prouver combien la vérité diffère du mensonge et qu’elle peut rendre savants les gens grossiers, je veux faire l’expérience, non sur autrui, mais sur moi-même et tout de suite.

«Je veux, la première, faire l’essai de l’heureuse liqueur pleine de vertu, afin que tu ne t’imagines pas que c’est peut-être un poison mortel. Je m’en frotterai de la cime de la tête jusqu’au-dessous du col et de la poitrine. Puis, tu éprouveras sur moi ta force et ton épée, pour voir si l’une est vigoureuse et si l’autre est tranchante.»

S’étant ointe comme elle l’avait dit, elle se plaça souriante et le cou nu, devant l’inepte païen rendu plus inepte encore par le vin qui l’avait vaincu, et sous les coups duquel casque ni écu n’aurait résisté. Ce bestial, croyant ce qu’on lui disait, frappa si fort de la main et du fer cruel, qu’il sépara d’un seul coup le tronc, la poitrine et le dos, de la belle tête, naguère encore séjour favori d’Amour.

La tête rebondit trois fois, et l’on entendit clairement une voix s’en échapper en murmurant le nom de Zerbin. C’est ainsi qu’Isabelle trouva cet étrange moyen de suivre son ami et de fuir des mains du Sarrasin. Âme qui préféras ta foi et la chasteté dont le nom est presque inconnu de nos jours, à la vie et à la verte jeunesse,

Va-t’en en paix, âme bienheureuse et belle. Que mes vers n’ont-ils la force qui leur manque! J’appellerais à mon secours cet art qui prête tant d’attraits aux paroles pour que dans mille et mille ans, et plus encore, le monde retentît de ton nom illustre. Va-t’en en paix vers les demeures éternelles, et laisse aux autres femmes l’exemple de ta fidélité.

À cet acte incomparable et stupéfiant, le Créateur tourna, du haut du ciel, ses regards ici-bas, et dit: «Je fais plus de cas de toi que de celle dont la mort fut cause que Tarquin perdit son royaume. Et pour ce, parmi toutes mes lois que le temps ne doit jamais détruire, j’entends en établir une sur laquelle, je le jure par les eaux inviolables, les siècles futurs n’auront aucune prise.

» Je veux qu’à l’avenir chaque femme qui portera ton nom soit douée d’un esprit sublime, et qu’elle soit belle, gente, courtoise et sage, et qu’elle parvienne au plus haut degré de l’honneur. Par quoi, les écrivains auront sujet de célébrer ton nom illustre et digne de louanges; de sorte que le Parnasse, le Pinde et l’Hélicon répètent sans cesse: Isabelle, Isabelle.»

Dieu dit ainsi, et tout autour de lui l’air devint serein, et la mer s’apaisa comme en ses jours de plus grand calme. L’âme chaste retourna au troisième ciel, où elle se retrouva dans les bras de son cher Zerbin. Le féroce païen, nouveau Bréhus sans pitié [7], resta sur la terre, plein de honte et de remords. Quant il eut cuvé le vin qu’il avait pris en trop, il déplora son erreur et en fut très contrit.

Il pensa apaiser ou satisfaire en partie l’âme bienheureuse d’Isabelle, en faisant vivre sa mémoire, puisqu’il avait tué son corps. Il imagina, pour qu’il en fût ainsi, de convertir en sépulture la chapelle où il habitait, et où elle avait été mise à mort; je vais vous dire de quelle façon.

Il fit venir des artistes de tous les pays d’alentour, soit de bonne volonté soit par menaces; ayant ensuite rassemblé environ six mille ouvriers, il fit choisir d’immenses rochers dans les monts voisins, il les entassa en une seule masse qui, de la base au faîte, avait nonante brasses de haut, et il y renferma la chapelle qui contenait les restes des deux amants.

Il imita ainsi le superbe mausolée qu’Adrien fit élever sur les rives du Tibre. Il voulut qu’auprès du sépulcre se dressât une haute tour qu’il destina à lui servir pendant quelque temps d’habitation. Il fit construire sur la rivière qui courait au pied un pont étroit, large seulement de deux brasses. Le pont était long, mais si étroit qu’à peine-il pouvait donner place à deux cavaliers,

À deux cavaliers qui auraient marché de front, ou qui seraient venus à la rencontre l’un de l’autre. Le pont n’avait ni parapet, ni barrière, et l’on pouvait facilement tomber de chacun de ses côtés. Rodomont voulut que le passage de ce pont coûtât cher à tout guerrier, soit païen, soit baptisé, car il jura de faire avec leurs dépouilles mille trophées pour le tombeau d’Isabelle.

En dix jours, peut-être un peu moins, le pont, jeté au-dessus du fleuve, fut achevé. Mais le sépulcre ne fut point aussi prompt à se construire, non plus que la tour à s’élever. Lorsqu’elle fut terminée, on établit sur la cime une vedette, chargée d’indiquer à Rodomont, par le son du cor, la venue de tout chevalier.