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» Dites-moi un peu: est-il par hasard un de vous qui ait gardé fidélité à sa femme; qui ait refusé d’aller, à l’occasion, vers la femme d’un autre, pour lui offrir ses services? Croyez-vous que dans le monde entier vous trouveriez un seul homme dans ce cas? Qui le dit, ment, et bien fou qui le croirait. Avez-vous jamais trouvé une femme qui vous ait fait des avances – je ne parle pas des infâmes et des filles publiques?

» En connaissez-vous un seul, parmi vous, qui ne laisserait pas sa femme, quelque belle qu’elle soit, pour en suivre une autre, s’il espérait l’obtenir vite et facilement? Et que feriez-vous si une dame ou une damoiselle vous priait, ou vous offrait de l’argent? Je crois que, pour plaire aux unes ou aux autres, nous y laisserions tous la peau.

» Celles qui ont abandonné leurs maris, le plus souvent avaient des raisons pour cela. Ne voit-on pas en effet ceux-ci, dégoûtés de leur intérieur, porter leurs désirs au dehors et rechercher la maison d’autrui? Nous devrions aimer, puisque nous voulons qu’on nous aime, et n’exiger de nos femmes qu’en raison de ce que nous leur donnons. Si cela était en mon pouvoir, je ferais une loi telle que l’homme ne pourrait aller contre.

» Cette loi porterait que toute femme surprise en adultère serait mise à mort, si elle ne pouvait prouver que son mari a lui-même commis une seule fois le même crime. Si elle pouvait le prouver, elle serait remise en liberté, sans avoir à craindre ni son mari ni la justice. Le Christ, parmi ses préceptes, a laissé celui-ci: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.

» L’incontinence, en admettant qu’on puisse la leur reprocher, ne saurait être le fait de leur sexe tout entier. Mais même en cela, qui de nous ou d’elles a les torts les plus graves, alors qu’il n’est pas un seul homme qui observe la continence? Nous avons d’ailleurs beaucoup d’autres motifs de rougir, car, à de rares exceptions, le blasphème, le brigandage, le vol, l’usure, l’homicide, si ce n’est pis encore, sont l’apanage de l’homme.»

Le sincère et équitable vieillard s’était empressé de citer, à l’appui de ces raisons, l’exemple de femmes qui, ni en fait ni en pensée, n’avaient jamais manqué à la chasteté. Mais le Sarrasin, qui fuyait la vérité, le regarda d’un air si cruel et si plein de menaces, qu’il le fit taire de peur, sans toutefois changer sa conviction.

Après que le roi païen eut mis fin à ces propos de nature diverse, il quitta la table; puis il gagna son lit pour dormir jusqu’à ce que l’obscurité eût disparu. Mais il passa la nuit à soupirer sur l’infidélité de sa dame beaucoup plus qu’à dormir. Au premier rayon du jour, il partit avec l’intention de continuer son voyage en bateau.

Comme tout bon cavalier, il avait les plus grands égards pour le cheval si beau et si bon qu’il possédait en dépit de Sacripant et de Roger. Comprenant que, pendant les deux derniers jours, il avait surmené plus que de raison un si excellent destrier, il l’embarque dans le double but de le laisser reposer et d’aller plus vite.

Il donne ordre au patron de lancer sans retard la barque à l’eau et de faire force de rames. La barque, assez petite et peu chargée, descend rapidement la Saône. Mais, sur la terre ou sur l’onde, Rodomont ne peut fuir sa pensée, ni s’en débarrasser. Il la retrouve dans le bateau à la proue comme à la poupe, et s’il chevauche, il la porte en croupe derrière lui.

Elle lui remplit la tête et le cœur, et en chasse tout soulagement. Le malheureux ne voit plus de repos pour lui, puisque l’ennemi est sur son propre domaine. Il ne sait plus de qui espérer merci, puisque ses serviteurs eux-mêmes lui font la guerre. Nuit et jour, il est combattu par le cruel qui devrait lui porter secours.

Rodomont, le cœur chargé d’ennui, navigue tout le jour et la nuit suivante. Il ne peut écarter de son esprit l’injure qu’il a reçue de sa dame et de son roi. Sur le bateau qui l’emporte, il ressent la même peine que lorsqu’il est à cheval. Bien qu’il aille sur l’eau, il ne peut éteindre sa flamme; il ne peut changer sa souffrance en changeant de place.

Comme le malade qui, brisé par une fièvre ardente, change de position, se retourne tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, espérant en éprouver du soulagement, et ne peut reposer ni sur le côté droit ni sur le côté gauche, mais souffre également dans les deux cas, ainsi le païen, au mal dont il est atteint, ne peut trouver de remède ni sur la terre, ni sur l’eau.

Rodomont, impatienté de la lenteur du bateau, se fait mettre à terre. Il dépasse Lyon, Vienne, puis Valence, et aperçoit le riche pont d’Avignon. Ces villes, et toutes celles qui sont entre le fleuve et les monts celtibériens, obéissaient au roi Agramant et au roi d’Espagne, depuis le jour où ils avaient été les maîtres de la campagne.

Il se dirige à main droite vers Aigues-Mortes, dans l’intention de gagner Alger en toute hâte. Il arrive sur les bords d’un fleuve, dans une ville chère à Bacchus et à Cérès, en ce moment dépeuplée par suite des assauts qu’elle avait soutenus contre les soldats sarrasins. De là, il aperçoit la vaste mer, et il voit dans les vallées fertiles ondoyer les blondes moissons.

Une petite chapelle s’élevait sur un monticule entouré de murs. Pendant que la guerre flamboyait tout autour, les prêtres l’avaient abandonnée. Rodomont la prit pour demeure, et il s’y plut tellement – tant à cause de la beauté du site que parce qu’elle était éloignée des camps dont il fuyait les nouvelles avec horreur – qu’il renonça à aller à Alger pour s’y fixer.

L’endroit lui parut si commode et si beau, qu’il changea d’idée, et ne songea plus à aller en Afrique. Il y fit loger sa suite, ses bagages et son destrier. La chapelle était située à quelques lieues seulement de Montpellier; tout près était un riche et beau château ainsi qu’un village qui s’étendait sur le bord d’une rivière; de sorte qu’il était facile de s’y procurer tout ce dont on avait besoin.

Un jour que le Sarrasin se tenait pensif, ce qui lui arrivait la plupart du temps, il vit venir, le long d’un sentier qui traversait un pré herbeux, une damoiselle au visage respirant l’amour, en compagnie d’un moine barbu. Ils conduisaient un grand destrier ployant sous un lourd fardeau recouvert d’un drap noir.

Quelle était la damoiselle, quel était le moine, et ce qu’ils portaient avec eux, cela doit vous être fort clair; vous avez bien dû reconnaître Isabelle qui emmenait le corps de son cher Zerbin. Je l’ai laissée traversant la Provence sous la conduite du sage vieillard qui l’avait décidée à consacrer honnêtement à Dieu le reste de sa vie.

Bien que la damoiselle eût la pâleur et l’égarement peints sur le visage, et les cheveux incultes, bien que de sa poitrine embrasée sortissent de continuels soupirs, et que ses yeux fussent deux fontaines, qu’elle portât enfin sur elle tous les témoignages d’une existence malheureuse et insupportable, elle était si belle encore, que les grâces et l’amour auraient pu y faire leur résidence.

Aussitôt que le Sarrasin vit paraître la belle dame, il sentit s’évanouir la haine qu’il avait vouée au sexe que le monde entier adore. Isabelle lui parut en tout digne de lui inspirer un second amour, et d’éteindre le premier, de la même façon que, dans une planche, un clou chasse l’autre.