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» La jeune fille, remplie de pitié, lui répond: “Sois certain que je le désire non moins que toi. Mais nous ne pouvons trouver ni le lieu ni le temps, ici où tant d’yeux sont braqués sur nous.” Le Grec reprend: “Je suis certain que si tu as pour moi seulement le tiers de l’amour que j’ai pour toi, tu trouveras un endroit où nous pourrons cette nuit nous ébattre ensemble un peu.”

» “Comment le pourrai-je – lui dit la jeune fille – puisque je couche la nuit entre eux deux, et que l’un ou l’autre s’ébat continuellement avec moi, de sorte que je me trouve toujours dans les bras de quelqu’un?” “Que cela – reprend le Grec – ne t’inquiète pas, car je saurai bien te tirer de cet embarras et te délivrer de leurs obsessions, pourvu que tu le veuilles. Et tu dois le vouloir, si tu compatis à ma peine.”

» Après avoir songé un instant, elle lui dit de venir quand il croira tout le monde endormi. Puis, elle lui indique comment il doit s’y prendre pour l’aller et le retour. Le Grec, selon ses instructions, dès qu’il voit toute la maison endormie, arrive à la porte de la chambre, la pousse, et celle-ci cède. Il entre doucement, et va, tâtonnant avec le pied.

» Il fait de longs pas; fermement appuyé sur la jambe qui est en arrière, il avance l’autre comme s’il craignait de marcher sur du verre. On dirait que ce n’est pas un parquet qu’il a à fouler, mais des œufs. Sa main est étendue devant lui, et il va à tâtons jusqu’à ce qu’il trouve le lit. Une fois là, il se glisse en silence, la tête la première, par où les autres avaient les pieds.

» Il s’en vient droit entre les jambes de Fiammetta, qui était couchée sur le dos, et quand il est à sa hauteur, il l’embrasse étroitement, et se tient sur elle jusqu’au moment où le jour va poindre. Il chevauche fortement, et ne court point en estafette, car il n’éprouve pas le besoin de changer de monture. Celle qu’il a lui paraît trotter si bien, qu’il ne veut en descendre de toute la nuit.

» Joconde, ainsi que le roi, avait senti les secousses continuelles imprimées au lit, et l’un et l’autre, induit en erreur, avait cru que c’était son compagnon qui les produisait. Lorsque le Grec eut fourni son chemin, il s’en retourna de la même façon qu’il était venu. Le soleil ayant dardé ses rayons au-dessus de l’horizon, Fiammetta sauta à bas du lit et fit entrer les pages.

» Le roi dit à son compagnon qui se taisait: “Frère, tu dois avoir fait beaucoup de chemin. Il est bien temps que tu te reposes, après avoir été à cheval toute la nuit.” Joconde, lui répondant aussitôt, dit: “Tu me dis ce que je devrais te dire. C’est à toi qu’il convient de te reposer, et grand bien te fasse, car toute la nuit tu as chevauché au galop de chasse.”

» “Moi aussi – répondit le roi – j’aurais sans aucun doute laissé courir une traite à mon chien, si tu m’avais prêté un peu le cheval; mais tu as fait ma besogne.” Joconde répliqua: “Je suis ton vassal, et tu peux faire et rompre avec moi tout pacte; aussi n’est-il pas besoin de te servir de pareils détours. Tu pouvais bien me dire: laisse-la tranquille!”

» De réplique en réplique, une grosse querelle s’élève entre eux; ils en viennent aux paroles piquantes, car l’un et l’autre sont vexés d’avoir été joués. Ils appellent Fiammetta qui n’était pas loin et tremblait que sa faute n’eût été découverte, pour lui faire dire, en présence de tous deux, lequel mentait.

» “Dis-moi – lui dit le roi d’un air sévère – et ne crains rien de moi ni de lui: quel est celui qui a été assez vaillant pour jouir de toi toute la nuit, sans en faire part à l’autre?” Tous deux attendaient la réponse, croyant se convaincre l’un l’autre de mensonge. Alors Fiammetta, se voyant découverte, se jeta à leurs pieds, persuadée que c’en était fait de sa vie.

» Elle leur demanda pardon; vaincue par l’amour qu’elle avait porté à un jeune garçon, émue de pitié à cause des nombreux tourments qu’il avait endurés pour elle, elle s’était laissée entraîner pendant la nuit à commettre la faute suivante; et elle poursuivit sans rien feindre, en leur expliquant comment elle s’était comportée entre eux, dans l’espoir que chacun d’eux s’imaginât qu’elle était avec son compagnon.

» Le roi et Joconde se regardèrent, confus d’étonnement et de stupeur; ils convinrent qu’ils n’avaient pas encore ouï dire que deux hommes eussent été jamais ainsi trompés. Puis ils éclatèrent tous deux d’un tel rire que, la bouche ouverte et les yeux fermés, pouvant à peine reprendre leur haleine, ils se laissèrent retomber sur le lit.

» Quand ils eurent tellement ri que la poitrine leur en faisait mal et que leurs yeux en pleuraient, ils se dirent: “Comment voudrions-nous que nos femmes ne nous jouent point de tours, quand nous n’avons pas pu empêcher que celle-ci nous trompe, alors que nous la tenions entre nous et si serrée que tous les deux nous la touchions? Quand même un mari aurait plus d’yeux que de cheveux sur la tête, il ne pourrait éviter d’être trompé.

» ”Nous avons éprouvé plus de mille femmes, et toutes fort belles; pas une d’elles n’a fait exception. Si nous tentions l’épreuve sur d’autres, nous les trouverions encore semblables. Mais celle-ci suffit comme dernière épreuve. Donc nous pouvons croire que nos épouses ne sont ni plus ni moins fidèles ou chastes que les autres. Et si elles sont comme toutes les autres, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de retourner jouir de leurs caresses.”

» Cette résolution prise, ils firent appeler Fiammetta ainsi que son amant, et en présence d’une nombreuse assistance ils la lui donnèrent pour femme, avec une dot suffisante. Puis ils montèrent à cheval, et, changeant de direction, au lieu de continuer vers le Ponant, ils s’en retournèrent vers le Levant. Ils revinrent auprès de leurs femmes, au sujet desquelles ils ne se créèrent plus jamais d’ennuis.»

L’hôte termina ici son histoire qui fut écoutée avec une grande attention. Le Sarrasin l’entendit jusqu’au bout, sans prononcer une parole. Puis il dit: «Je crois bien que les ruses féminines sont en nombre infini, et que l’on ne pourrait en relater la millième partie dans toutes les chartes qui existent.»

Il y avait là un homme d’âge, qui avait un jugement plus droit que les autres, plus de sens et plus d’ardeur. Ne pouvant souffrir que toutes les femmes fussent ainsi traitées, il se tourna vers celui qui avait conté l’histoire, et lui dit: «Nous avons entendu dire bon nombre de choses qui n’ont aucun fond de vérité, et ta fable en est une.

» À celui qui te l’a contée, je ne donne aucune créance, quand même il serait évangéliste pour tout le reste. C’est son propre sentiment, plutôt que l’expérience qu’il pouvait avoir des femmes, qui le faisait parler ainsi. La haine qu’il portait à une ou deux lui faisait jeter l’odieux et le blâme sur toutes les autres d’une façon malhonnête. Mais, une fois sa colère passée, je suis sûr que tu aurais pu l’entendre leur prodiguer l’éloge bien plus que le blâme.

» Et quand il voudra les louer, il aura le champ plus large qu’il ne l’eut jamais pour en dire du mal. Il pourra en citer cent qui sont dignes d’être honorées, pour une mauvaise que l’on devra blâmer. Au lieu de jeter le blâme sur toutes, c’est la bonté du plus grand nombre qu’il faudrait célébrer. Et si ton Valerio parle autrement, c’est de colère, et il ne dit pas ce qu’il pense.