Изменить стиль страницы

Toutes les autres choses provenant du magicien étaient une illusion; il aurait fait paraître jaune ce qui était rouge. Mais il n’en fut pas de même avec la dame, qui, grâce à l’anneau, ne pouvait être abusée. Cependant elle prodigue au vent ses coups, et deçà delà pousse son cheval, et se débat et s’agite, ainsi qu’avant de venir elle avait été prévenue de le faire.

Puis, après qu’elle s’est escrimée quelque temps sur son coursier, elle met pied à terre afin de pouvoir mieux accomplir jusqu’au bout les instructions que la prudente magicienne lui a données. Le magicien vient pour essayer son suprême enchantement, à l’effet duquel il ne croit pas que rien puisse s’opposer. Il découvre l’écu, certain de renverser son adversaire avec la lumière enchantée.

Il pouvait le découvrir tout d’abord sans amuser plus longtemps les chevaliers, mais il lui plaisait de voir fournir quelque beau coup de lance ou d’épée. Ainsi on voit le chat rusé s’amuser avec la souris tant que cela lui plaît; puis, quand ce jeu vient à l’ennuyer, lui donner un coup de dent et finalement la tuer.

Je dis que, dans les précédentes batailles, le magicien avait ressemblé au chat et les autres à la souris; mais la ressemblance ne demeura pas la même, quand la dame se présenta munie de l’anneau. Attentive, elle observait, autant qu’il était besoin pour que le magicien ne prît aucun avantage sur elle. Dès qu’elle vit qu’il découvrait l’écu, elle ferma les yeux et se laissa tomber à terre.

Non pas que l’éclat du brillant métal lui eût causé du mal, ainsi qu’il avait coutume de le faire aux autres; mais elle agit ainsi pour que l’enchanteur descendît de cheval et s’approchât d’elle. Son désir ne fut pas trompé, car aussitôt que sa tête eut touché la terre, le cheval volant, accélérant son vol, vint se poser à terre en décrivant de larges cercles.

Le magicien laisse à l’arçon l’écu qu’il avait déjà remis sous sa couverture, et descend à pied vers la dame, qui attend, comme le loup dans le buisson, à l’affût du chevreau. Sans plus de retard, elle se lève aussitôt qu’il est près d’elle et le saisit étroitement. Le malheureux avait laissé à terre le livre qui faisait toute sa force.

Et elle le lie avec une chaîne qu’il avait coutume de porter à la ceinture pour un pareil usage, car il ne croyait pas moins l’en lier qu’il avait jusque-là lié les autres. La dame l’avait déjà reposé à terre. S’il ne se défendit pas, je l’excuse volontiers, car il y avait trop de différence entre un vieillard débile et elle si robuste.

S’apprêtant à lui couper la tête, elle lève en toute hâte sa main victorieuse; mais, après avoir vu son visage, elle arrête le coup, comme dédaigneuse d’une si basse vengeance. Un vénérable vieillard à la figure triste, tel lui apparaît celui qu’elle a vaincu. À son visage ridé, à son poil blanc, il paraît avoir soixante ans ou très peu moins.

«Ôte-moi la vie, jeune homme, au nom de Dieu,» dit le vieillard plein de colère et de dépit. Mais elle avait le cœur aussi peu disposé à lui enlever la vie, que lui était désireux de la quitter. La dame voulut savoir qui était le nécromant, et dans quel but il avait édifié ce château dans ce lieu sauvage et fait outrage à tout le monde.

«Ce ne fut point par mauvaise intention, hélas! – dit en pleurant le vieil enchanteur, – que j’ai fait ce beau château à la cime de ce rocher; ce n’est pas non plus par cupidité que je suis devenu ravisseur; c’est uniquement pour arracher au danger suprême un gentil chevalier, que mon affection me poussa à faire tout cela; car, ainsi que le ciel me l’a montré, il doit mourir par trahison, peu de temps après s’être fait chrétien.

» Le soleil ne voit pas entre ce pôle et le pôle austral un jeune homme si beau et de telle prestance. Il a nom Roger, et dès son jeune âge il fut élevé par moi, car je suis Atlante. Le désir d’acquérir de l’honneur et sa cruelle destinée l’ont amené en France à la suite du roi Agramant; et moi qui l’aimai toujours plus qu’un fils, je cherche à le tirer de France et du péril.

» J’ai édifié ce beau château dans le seul but d’y tenir Roger en sûreté, car il fut pris par moi comme j’ai espéré te prendre toi-même aujourd’hui. J’y ai enfermé des dames et des chevaliers et d’autres nobles gens que tu verras, afin que, puisqu’il ne peut sortir à sa volonté, ayant compagnie, il ne s’ennuie pas.

» Pour que ceux qui sont là-haut ne demandent pas à en sortir, j’ai soin de leur procurer toutes sortes de plaisirs; autant qu’il peut en exister dans le monde, sont réunis dans ce château: concerts, chant, parures, jeux, bonne table, tout ce que le cœur peut désirer, tout ce que la bouche peut demander. J’avais bien semé et je cueillais un bon fruit; mais tu es venu détruire tout mon ouvrage.

» Ah! si tu n’as pas le cœur moins beau que le visage, ne m’empêche pas d’accomplir mon honnête dessein. Prends l’écu, je te le donne, ainsi que ce destrier qui va si prestement par les airs. Ne te préoccupe pas davantage du château, ou bien fais-en sortir un ou deux de tes amis et laisse le reste; ou bien encore tires-en tous les autres, et je ne te réclamerai plus rien, sinon que tu me laisses mon Roger.

» Et si tu es résolu à me l’enlever, eh bien! avant de le ramener en France, qu’il te plaise d’arracher cette âme désolée de son enveloppe désormais flétrie et desséchée.» La damoiselle lui répond: «Je veux le mettre en liberté. Quant à toi, saches que tes lamentations sont de vaines sornettes, et ne m’offre plus en don l’écu et le coursier, qui sont à moi et non plus à toi.

» Mais s’il t’appartenait encore de les garder ou de les donner, l’échange ne me paraîtrait pas suffisant. Tu dis que tu détiens Roger pour le protéger contre la mauvaise influence de son étoile. Tu ne peux savoir ce que le Ciel a résolu de lui, ou, le sachant, tu ne peux l’empêcher. Mais si tu n’as pas pu prévoir ton propre malheur qui était si proche, à plus forte raison tu ne saurais prévoir l’avenir d’autrui.

» Ne me prie pas de te tuer, car tes prières seraient vaines. Et si tu désires la mort, encore que le monde entier la refuse, de soi-même peut toujours l’avoir une âme forte. À tous tes prisonniers ouvre les portes.» Ainsi dit la dame, et sans tarder elle entraîne le magicien vers la roche.

Lié avec sa proche chaîne, Atlante allait, suivi par la damoiselle, qui s’y fiait encore à peine, bien qu’il parût tout à fait résigné. Il ne la mène pas longtemps derrière lui, sans qu’ils aient retrouvé, au pied de la montagne, l’ouverture et les escaliers par où l’on monte au château, à la porte duquel ils arrivent enfin.

Sur le seuil, Atlante soulève une pierre où sont gravés des caractères et des signes étranges. Deux vases sont dessous en forme de marmites, qui jettent constamment de la fumée, ayant dans leur intérieur un feu caché. L’enchanteur les brise, et soudain la colline redevient déserte, inhabitée et inculte; on ne voit plus d’aucun côté ni mur ni tour, comme si jamais un château n’eût existé en cet endroit.

Alors le magicien se délivre de la dame comme fait souvent la grive qui s’échappe du filet; et avec lui disparaît subitement le château, laissant en liberté la compagnie qu’il contenait. Les dames et les chevaliers se trouvèrent hors des superbes appartements, en pleine campagne, et beaucoup d’eux en furent fâchés, car cette mise en liberté les privait de grands plaisirs.