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Et nombreux sont ceux qui y passent, reprenait le pasteur Vautier; puis il peignait et je voyais une multitude parée, riant et s’avançant folâtrement, formant cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j’eusse fait avec eux m’aurait écarté d’Alissa. – Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais cette porte étroite par laquelle il fallait s’efforcer d’entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d’Alissa; pour entrer je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme… Car étroite est la voie qui conduit à la Vie , continuait le pasteur Vautier – et par-delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s’assoiffait. Je l’imaginais, cette joie, comme un chant de violon à la fois strident et tendre, comme une flamme aiguë où le cœur d’Alissa et le mien s’épuisaient. Tous deux nous avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l’Apocalypse, nous tenant par la main et regardant un même but… Que m’importe si ces rêves d’enfant font sourire! je les redis sans y changer. La confusion qui peut-être y paraît n’est que dans les mots et dans les imparfaites images pour rendre un sentiment très précis.

– Il en est peu qui la trouvent, achevait le pasteur Vautier. Il expliquait comment trouver la porte étroite… Il en est peu. - Je serais de ceux-là…

J’étais parvenu vers la fin du sermon à un tel état de tension morale que, sitôt le culte fini, je m’enfuis sans chercher à voir ma cousine – par fierté, voulant déjà mettre mes résolutions (car j’en avais pris) à l’épreuve, et pensant la mieux mériter en m’éloignant d’elle aussitôt.

II

Cet enseignement austère trouvait une âme préparée, naturellement disposée au devoir, et que l’exemple de mon père et de ma mère, joint à la discipline puritaine à laquelle ils avaient soumis les premiers élans de mon cœur, achevait d’incliner vers ce que j’entendais appeler: la vertu. Il m’était aussi naturel de me contraindre qu’à d’autres de s’abandonner, et cette rigueur à laquelle on m’asservissait, loin de me rebuter, me flattait. Je quêtais de l’avenir non tant le bonheur que l’effort infini pour l’atteindre, et déjà confondais bonheur et vertu. Sans doute, comme un enfant de quatorze ans, je restais encore indécis, disponible; mais bientôt mon amour pour Alissa m’enfonça délibérément dans ce sens. Ce fut une subite illumination intérieure à la faveur de laquelle je pris conscience de moi-même: je m’apparus replié, mal éclos, plein d’attente, assez peu soucieux d’autrui, médiocrement entreprenant, et ne rêvant d’autres victoires que celles qu’on obtient sur soi-même. J’aimais l’étude; parmi les jeux, ne m’éprenais que pour ceux qui demandent ou recueillement ou effort. Avec les camarades de mon âge, je frayais peu et ne me prêtais à leurs amusements que par affection ou complaisance. Je me liai pourtant avec Abel Vautier, qui, l’an suivant, vint me rejoindre à Paris, dans ma classe. C’était un garçon gracieux, indolent, pour qui je me sentais plus d’affection que d’estime, mais avec qui du moins je pouvais parler du Havre et de Fongueusemare, vers où revolait sans cesse ma pensée.

Quant à mon cousin Robert Bucolin, qu’on avait mis pensionnaire au même lycée que nous, mais deux classes au-dessous, je ne le retrouverais que les dimanches. S’il n’avait été frère de mes cousines, auxquelles du reste il ressemblait peu, je n’aurais pris aucun plaisir à le voir.

J’étais alors tout occupé par mon amour et ce ne fut qu’éclairées par lui que ces deux amitiés prirent pour moi quelque importance. Alissa était pareille à cette perle de grand prix dont m’avait parlé l’Évangile; j’étais celui qui vend tout ce qu’il a pour l’avoir. Si enfant que je fusse encore, ai-je tort de parler d’amour et de nommer ainsi le sentiment que j’éprouvais pour ma cousine? Rien de ce que je connus ensuite ne me paraît mieux digne de ce nom, – et d’ailleurs, lorsque je devins d’âge à souffrir des plus précises inquiétudes de la chair, mon sentiment ne changea pas beaucoup de nature; je ne cherchai pas plus directement à posséder celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter. Travail, efforts, actions pies, mystiquement j’offrais tout à Alissa, inventant un raffinement de vertu à lui laisser souvent ignorer ce que je n’avais fait que pour elle. Je m’enivrais ainsi d’une sorte de modestie capiteuse et m’habituais, hélas! consultant peu ma plaisance, à ne me satisfaire à rien qui ne m’eût coûté quelque effort.

Cette émulation n’éperonnait-elle que moi? Il ne me paraît pas qu’Alissa y fût sensible et fît rien à cause de moi, ou pour moi, qui ne m’efforçais que pour elle. Tout, dans son âme sans apprêt, restait de la plus naturelle beauté. Sa vertu gardait tant d’aisance et de grâce qu’elle semblait un abandon. À cause de son sourire enfantin, la gravité de son regard était charmante; je revois ce regard si doucement, si tendrement interrogateur se lever et comprends que mon oncle ait, dans son désarroi, cherché près de sa fille aînée soutien, conseil et réconfort. Souvent, dans l’été qui suivit, je le vis causer avec elle. Son chagrin l’avait beaucoup vieilli; il ne parlait guère aux repas, ou parfois montrait brusquement une sorte de joie de commande, plus pénible que son silence. Il restait à fumer dans son bureau jusqu’à l’heure du soir où venait le retrouver Alissa; il se faisait prier pour sortir; elle l’emmenait comme un enfant, dans le jardin. Tous deux, descendant l’allée aux fleurs, allaient s’asseoir dans le rond-point, près l’escalier du potager, où nous avions porté des chaises.

Un soir que je m’attardais à lire, étendu sur le gazon à l’ombre d’un des grands hêtres pourpres, séparé de l’allée aux fleurs simplement par la haie de lauriers qui empêchait les regards, point les voix, j’entendis Alissa et mon oncle. Sans doute ils venaient de parler de Robert; mon nom fut alors prononcé par Alissa, et, comme je commençais à distinguer leurs paroles, mon oncle s’écria:

– Oh! lui, il aimera toujours le travail.

Écouteur malgré moi, je voulus m’en aller, tout au moins faire quelque mouvement qui leur signalât ma présence; mais quoi? tousser? crier: je suis là! je vous entends!… et ce fut bien plutôt la gêne et la timidité, que la curiosité d’en entendre davantage, qui me tinrent coi. Du reste ils ne faisaient que passer et je n’entendais que très imparfaitement leurs propos… Mais ils avançaient lentement; sans doute, comme elle avait accoutumé, Alissa, un léger panier au bras, enlevait les fleurs fanées et ramassait au pied des espaliers les fruits encore verts que les fréquents brouillards de mer faisaient choir. J’entendis sa claire voix:

– Papa, est-ce que mon oncle Palissier était un homme remarquable?

La voix de mon oncle était sourde et voilée; je ne distinguai pas sa réponse. Alissa insista:

– Très remarquable, dis?

De nouveau trop confuse réponse; puis Alissa de nouveau:

– Jérôme est intelligent, n’est-ce pas?

Comment n’eussé-je pas tendu l’oreille?… Mais non, je ne pus rien distinguer. Elle reprit: