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Lucile Bucolin était créole; elle n’avait pas connu ou avait perdu très tôt ses parents. Ma mère me raconta, plus tard, qu’abandonnée ou orpheline elle fut recueillie par le ménage du pasteur Vautier qui n’avait pas encore d’enfants et qui, bientôt après quittant la Martinique, amena celle-ci au Havre où la famille Bucolin était fixée. Les Vautier et les Bucolin se fréquentèrent; mon oncle était alors employé dans une banque à l’étranger, et ce ne fut que trois ans plus tard, lorsqu’il revint auprès des siens, qu’il vit la petite Lucile; il s’éprit d’elle et aussitôt demanda sa main, au grand chagrin de ses parents et de ma mère. Lucile avait alors seize ans. Entre temps, Mme Vautier avait eu deux enfants; elle commençait à redouter pour eux l’influence de cette sœur adoptive dont le caractère s’affirmait plus bizarrement de mois en mois; puis les ressources du ménage étaient maigres… tout ceci, c’est ce que me dit ma mère pour m’expliquer que les Vautier aient accepté la demande de son frère avec joie. Ce que je suppose, au surplus, c’est que la jeune Lucile commençait à les embarrasser terriblement. Je connais assez la société du Havre pour imaginer aisément le genre d’accueil qu’on fit à cette enfant si séduisante. Le pasteur Vautier, que j’ai connu plus tard doux, circonspect et naïf à la fois, sans ressources contre l’intrigue et complètement désarmé devant le mal – l’excellent homme devait être aux abois. Quant à Mme Vautier, je n’en puis rien dire; elle mourut en couches à la naissance d’un quatrième enfant, celui qui, de mon âge à peu près, devait devenir plus tard mon ami…

Lucile Bucolin ne prenait que peu de part à notre vie; elle ne descendait de sa chambre que passé le repas de midi; elle s’allongeait aussitôt sur un sofa ou dans un hamac, demeurait étendue jusqu’au soir et ne se relevait que languissante. Elle portait parfois à son front, pourtant parfaitement mat, un mouchoir comme pour essuyer une moiteur; c’était un mouchoir dont m’émerveillaient la finesse et l’odeur qui semblait moins un parfum de fleur que de fruit; parfois elle tirait de sa ceinture un minuscule miroir à glissant couvercle d’argent, qui pendait à sa chaîne de montre avec divers objets; elle se regardait, d’un doigt touchait sa lèvre, cueillait un peu de salive et s’en mouillait le coin des yeux. Souvent elle tenait un livre, mais un livre presque toujours fermé; dans le livre, une liseuse d’écaille restait prise entre les feuillets. Lorsqu’on approchait d’elle, son regard ne se détournait pas de sa rêverie pour vous voir. Souvent, de sa main ou négligente ou fatiguée, de l’appui du sofa, d’un repli de sa jupe, le mouchoir tombait à terre, ou le livre, ou quelque fleur, ou le signet. Un jour, ramassant le livre – c’est un souvenir d’enfant que je vous dis – en voyant que c’étaient des vers, je rougis.

Le soir, après dîner, Lucile Bucolin ne s’approchait pas à notre table de famille, mais, assise au piano, jouait avec complaisance de lentes mazurkas de Chopin; parfois rompant la mesure, elle s’immobilisait sur un accord…

J’éprouvais un singulier malaise auprès de ma tante, un sentiment fait de trouble, d’une sorte d’admiration et d’effroi. Peut-être un obscur instinct me prévenait-il contre elle; puis je sentais qu’elle méprisait Flora Ashburton et ma mère, que Miss Ashburton la craignait et que ma mère ne l’aimait pas.

Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez fait tant de mal… du moins j’essaierai de parler de vous sans colère.

Un jour de cet été – ou de l’été suivant, car dans ce décor toujours pareil, parfois mes souvenirs superposés se confondent – j’entre au salon chercher un livre; elle y était. J’allais me retirer aussitôt; elle qui, d’ordinaire, semble à peine me voir, m’appelle:

– Pourquoi t’en vas-tu si vite? Jérôme! est-ce que je te fais peur?

Le cœur battant, je m’approche d’elle; je prends sur moi de lui sourire et de lui tendre la main. Elle garde ma main dans l’une des siennes et de l’autre caresse ma joue.

– Comme ta mère t’habille mal, mon pauvre petit!…

Je portais alors une sorte de vareuse à grand col, que ma tante commence de chiffonner.

– Les cols marins se portent beaucoup plus ouverts! dit-elle en faisant sauter un bouton de chemise. – Tiens! regarde si tu n’es pas mieux ainsi! – et, sortant son petit miroir, elle attire contre le sien mon visage, passe autour de mon cou son bras nu, descend sa main dans ma chemise entr’ouverte, demande en riant si je suis chatouilleux, pousse plus avant… J’eus un sursaut si brusque que ma vareuse se déchira; le visage en feu, et tandis qu’elle s’écriait:

– Fi! le grand sot! – je m’enfuis; je courus jusqu’au fond du jardin; là, dans un petit citerneau du potager, je trempai mon mouchoir, l’appliquai sur mon front, lavai, frottai mes joues, mon cou, tout ce que cette femme avait touché.

Certains jours, Lucile Bucolin avait «sa crise». Cela la prenait tout à coup et révolutionnait la maison. Miss Ashburton se hâtait d’emmener et d’occuper les enfants; mais on ne pouvait pas, pour eux, étouffer les cris affreux qui partaient de la chambre à coucher ou du salon. Mon oncle s’affolait, on l’entendait courir dans les couloirs, cherchant des serviettes, de l’eau de Cologne, de l’éther; le soir, à table, où ma tante ne paraissait pas encore, il gardait une mine anxieuse et vieillie.

Quand la crise était à peu près passée, Lucile Bucolin appelait ses enfants auprès d’elle; du moins Robert et Juliette; jamais Alissa. Ces tristes jours, Alissa s’enfermait dans sa chambre, où parfois son père venait la retrouver; car il causait souvent avec elle.

Les crises de ma tante impressionnaient beaucoup les domestiques. Un soir que la crise avait été particulièrement forte et que j’étais resté avec ma mère, consigné dans sa chambre d’où l’on percevait moins ce qui se passait au salon, nous entendîmes la cuisinière courir dans les couloirs en criant:

– Que Monsieur descende vite, la pauvre Madame est en train de mourir!

Mon oncle était monté dans la chambre d’Alissa; ma mère sortit à sa rencontre. Un quart d’heure après, comme tous deux passaient sans y faire attention devant les fenêtres ouvertes de la chambre où j’étais resté, me parvint la voix de ma mère:

– Veux-tu que je te dise, mon ami: tout cela, c’est de la comédie. – Et plusieurs fois, séparant les syllabes: de la co-mé-die.

Ceci se passait vers la fin des vacances, et deux ans après notre deuil. Je ne devais plus revoir longtemps ma tante. Mais avant de parler du triste événement qui bouleversa notre famille, et d’une petite circonstance qui, précédant de peu le dénouement, réduisit en pure haine le sentiment complexe et indécis encore que j’éprouvais pour Lucile Bucolin, il est temps que je vous parle de ma cousine.

Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir encore; j’étais requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté. Sans doute, elle ressemblait beaucoup à sa mère; mais son regard était d’expression si différente que je ne m’avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage; les traits m’échappent, et jusqu’à la couleur des yeux; je ne revois que l’expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux, écartés de l’œil en grand cercle. Je n’ai vu les pareils nulle part… si pourtant: dans une statuette florentine de l’époque de Dante; et je me figure volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à tout l’être, une expression d’interrogation à la fois anxieuse et confiante, – oui, d’interrogation passionnée. Tout, en elle, n’était que question et qu’attente… Je vous dirai comment cette interrogation s’empara de moi, fit ma vie.