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Juliette cependant pouvait paraître plus belle; la joie et la santé posaient sur elle leur éclat; mais sa beauté, près de la grâce de sa sœur, semblait extérieure et se livrer à tous d’un seul coup. Quant à mon cousin Robert, rien de particulier ne le caractérisait. C’était simplement un garçon à peu près de mon âge; je jouais avec Juliette et avec lui; avec Alissa je causais; elle ne se mêlait guère à nos jeux; si loin que je replonge dans le passé, je la vois sérieuse, doucement souriante et recueillie. – De quoi causions-nous? De quoi peuvent causer deux enfants? Je vais bientôt tâcher de vous le dire, mais je veux d’abord et pour ne plus ensuite reparler d’elle, achever de vous raconter ce qui a trait à ma tante.

Deux ans après la mort de mon père, nous vînmes, ma mère et moi, passer les vacances de Pâques au Havre. Nous n’habitions pas chez les Bucolin qui, en ville, étaient assez étroitement logés, mais chez une sœur aînée de ma mère, dont la maison était plus vaste. Ma tante Plantier, que je n’avais que rarement l’occasion de voir, était veuve depuis longtemps; à peine connaissais-je ses enfants, beaucoup plus âgés que moi et de nature très différente. La «maison Plantier», comme on disait au Havre, n’était pas dans la ville même, mais à mi-hauteur de cette colline qui domine la ville et qu’on appelle «la Côte». Les Bucolin habitaient près du quartier des affaires; un raidillon menait assez rapidement de l’une à l’autre maison; je le dégringolais et le regravissait plusieurs fois par jour.

Ce jour-là je déjeunai chez mon oncle. Peu de temps après le repas, il sortit; je l’accompagnai jusqu’à son bureau, puis remontai à la maison Plantier chercher ma mère. Là j’appris qu’elle était sortie avec ma tante et ne rentrerait que pour dîner. Aussitôt je redescendis en ville, où il était rare que je pusse librement me promener. Je gagnai le port, qu’un brouillard de mer rendait morne; j’errai une heure ou deux sur les quais. Brusquement le désir me saisit d’aller surprendre Alissa que pourtant je venais de quitter… Je traverse la ville en courant, sonne à la porte des Bucolin; déjà je m’élançais dans l’escalier. La bonne qui m’a ouvert m’arrête:

– Ne montez pas, monsieur Jérôme! ne montez pas: Madame a une crise.

Mais je passe outre: – Ce n’est pas ma tante que je viens voir… La chambre d’Alissa est au troisième étage. Au premier, le salon et la salle à manger; au second, la chambre de ma tante d’où jaillissent des voix. La porte est ouverte, devant laquelle il faut passer; un rai de lumière sort de la chambre et coupe le palier de l’escalier; par crainte d’être vu, j’hésite un instant, me dissimule, et plein de stupeur, je vois ceci: au milieu de la chambre aux rideaux clos, mais où les bougies de deux candélabres répandent une clarté joyeuse, ma tante est couchée sur une chaise longue; à ses pieds, Robert et Juliette; derrière elle, un inconnu jeune homme en uniforme de lieutenant. – La présence de ces deux enfants m’apparaît aujourd’hui monstrueuse; dans mon innocence d’alors, elle me rassura plutôt.

Ils regardent en riant l’inconnu qui répète d’une voix flûtée:

– Bucolin! Bucolin!… Si j’avais un mouton, sûrement je l’appellerais Bucolin.

Ma tante elle-même rit aux éclats. Je la vois tendre au jeune homme une cigarette qu’il allume et dont elle tire quelques bouffées. La cigarette tombe à terre. Lui s’élance pour la ramasser, feint de se prendre les pieds dans une écharpe, tombe à genoux devant ma tante… À la faveur de ce ridicule jeu de scène, je me glisse sans être vu.

Me voici devant la porte d’Alissa. J’attends un instant. Les rires et les éclats de voix montent de l’étage inférieur; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j’ai fait en frappant, car je n’entends pas de réponse. Je pousse la porte, qui cède silencieusement. La chambre est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa; elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d’où tombe un jour mourant. Elle se retourne, sans se relever pourtant, quand j’approche; elle murmure:

– Oh! Jérôme, pourquoi reviens-tu?

Je me baisse pour l’embrasser; son visage est noyé de larmes…

Cet instant décida de ma vie; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots.

Je restais debout près d’elle, qui restait agenouillée; je ne savais rien exprimer du transport nouveau de mon cœur; mais je pressais sa tête contre mon cœur et sur son front mes lèvres par où mon âme s’écoulait. Ivre d’amour, de pitié, d’un indistinct mélange d’enthousiasme, d’abnégation, de vertu, j’en appelais à Dieu de toutes mes forces et m’offrais, ne concevant plus d’autre but à ma vie que d’abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie. Je m’agenouille enfin plein de prière; je la réfugie contre moi; confusément je l’entends dire:

– Jérôme! ils ne t’ont pas vu, n’est-ce pas? Oh! va-t’en vite! Il ne faut pas qu’ils te voient.

Puis plus bas encore:

– Jérôme, ne raconte à personne… mon pauvre papa ne sait rien…

Je ne racontai donc rien à ma mère; mais les interminables chuchoteries que ma tante Plantier tenait avec elle, l’air mystérieux, affairé et peiné de ces deux femmes, le: «Mon enfant, va jouer plus loin!» avec lequel elles me repoussaient chaque fois que je m’approchais de leurs conciliabules, tout me montrait qu’elles n’ignoraient pas complètement le secret de la maison Bucolin.

Nous n’étions pas plus tôt rentrés à Paris qu’une dépêche rappelait ma mère au Havre: ma tante venait de s’enfuir.

– Avec quelqu’un? demandai-je à Miss Ashburton, auprès de qui ma mère me laissait.

– Mon enfant, tu demanderas cela à ta mère; moi je ne peux rien te répondre, disait cette chère vieille amie, que cet événement consternait.

Deux jours après, nous partions, elle et moi, rejoindre ma mère. C’était un samedi. Je devais retrouver mes cousines le lendemain, au temple, et cela seul occupait ma pensée; car mon esprit d’enfant attachait une grande importance à cette sanctification de notre revoir. Après tout, je me souciais peu de ma tante, et mis un point d’honneur à ne pas questionner ma mère.

Dans la petite chapelle, il n’y avait, ce matin-là, pas grand monde. Le pasteur Vautier, sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa méditation ces paroles du Christ: Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite.

Alissa se tenait à quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage; je la regardai fixement, avec un tel oubli de moi qu’il me semblait que j’entendais à travers elle ces mots que j’écoutais éperdument. – Mon oncle était assis à côté de ma mère et pleurait.

Le pasteur avait d’abord lu tout le verset: Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. Puis, précisant les divisions du sujet, il parlait d’abord du chemin spacieux… L’esprit perdu, et comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante; je revoyais ma tante étendue, riante; je voyais le brillant officier rire aussi… et l’idée même du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l’odieuse exagération du péché!…