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Quinze jours environ après ce mariage, voici ce que m’écrivit Alissa:

Mon cher Jérôme,

Juge de ma stupeur, hier, en ouvrant au hasard le joli Racine que tu m’as donné, d’y retrouver les quatre vers de ton ancienne petite image de Noël, que je garde depuis bientôt dix ans dans ma Bible.

Quel charme vainqueur du monde

Vers Dieu m’élève aujourd’hui?

Malheureux l’homme qui fonde

Sur les hommes son appui!

Je les croyais extraits d’une paraphrase de Corneille, et j’avoue que je ne les trouvais pas merveilleux. Mais, continuant la lecture du IVe Cantique spirituel, je tombe sur des strophes tellement belles que je ne puis me retenir de te les copier. Sans doute tu les connais déjà, si j’en juge d’après les indiscrètes initiales que tu as mises en marge du volume (j’avais pris l’habitude en effet de semer mes livres et ceux d’Alissa de la première lettre de son nom, en regard de chacun des passages que j’aimais et voulais lui faire connaître).

N’importe! c’est pour mon plaisir que je les transcris. J’étais un peu vexée d’abord de voir que tu m’offrais ce que j’avais cru découvrir, puis ce vilain sentiment a cédé devant ma joie de penser que tu les aimais comme moi. En les copiant, il me semble que je les relis avec toi.

De la sagesse immortelle

La voix tonne et nous instruit:

«Enfants des hommes, dit-elle,

De vos soins quel est le fruit?

Par quelle erreur, âmes vaines,

Du plus pur sang de vos veines

Achetez-vous si souvent,

Non un pain qui vous repaisse,

Mais une ombre qui vous laisse

Plus affamés que devant?

Le pain que je vous propose

Sert aux anges d’aliment;

Dieu lui-même le compose

De la fleur de son froment.

C’est ce pain si délectable

Que ne sert point à sa table

Le monde que vous suivez.

Je l’offre à qui veut me suivre:

Approchez. Voulez-vous vivre?

Prenez, mangez, et vivez.

L’âme heureusement captive

Sous ton joug trouve la paix,

Et s’abreuve d’une eau vive

Qui ne s’épuise jamais.

Chacun peut boire en cette onde,

Elle invite tout le monde;

Mais nous courons follement

Chercher des sources bourbeuses,

Ou des citernes trompeuses

D’où l’eau fuit à tout moment.

Est-ce beau! Jérôme, est-ce beau! Vraiment trouves-tu cela aussi beau que moi? Une petite note de mon édition dit que Mme de Maintenon, entendant chanter ce cantique par Mlle d’Aumale, parut dans l’admiration, «jeta quelques larmes» et lui fit répéter une partie du morceau. Je le sais à présent par cœur et ne me lasse pas de le réciter. Ma seule tristesse, ici, est de ne pas te l’avoir entendu lire.

Les nouvelles de nos voyageurs continuent à être fort bonnes. Tu sais déjà combien Juliette a joui de Bayonne et de Biarritz, malgré l’épouvantable chaleur. Ils ont depuis visité Fontarabie, se sont arrêtés à Burgos, ont traversé deux fois les Pyrénées… Elle m’écrit à présent du Monserrat une lettre enthousiaste. Ils pensent s’attarder dix jours encore à Barcelone avant de regagner Nîmes, où Édouard veut rentrer avant septembre, afin de tout organiser pour les vendanges.

Depuis une semaine, nous sommes, père et moi, à Fongueusemare, où Miss Ashburton doit venir nous rejoindre demain et Robert dans quatre jours. Tu sais que le pauvre garçon s’est fait refuser à son examen; non point que ce fût difficile, mais l’examinateur lui a posé des questions si baroques qu’il s’est troublé; je ne puis croire que Robert ne fût pas prêt, après ce que tu m’avais écrit de son zèle, mais cet examinateur, paraît-il, s’amuse à décontenancer ainsi les élèves.

Quant à tes succès, cher ami, je puis à peine dire que je t’en félicite, tant ils me paraissent naturels. J’ai si grande confiance en toi, Jérôme! Dès que je pense à toi, mon cœur s’emplit d’espoir. Vas-tu pouvoir commencer dès maintenant le travail dont tu m’avais parlé?…

… Ici rien n’est changé dans le jardin; mais la maison paraît bien vide! Tu auras compris, n’est-ce pas, pourquoi je te priais de ne pas venir cette année; je sens que cela vaut mieux; je me le redis chaque jour, car il m’en coûte de rester si longtemps sans te voir… Parfois, involontairement je te cherche; j’interromps ma lecture, je tourne la tête brusquement… Il me semble que tu es là!

Je reprends ma lettre. Il fait nuit; tout le monde dort; je m’attarde à l’écrire, devant la fenêtre ouverte; le jardin est tout embaumé; l’air est tiède. Te souviens-tu, du temps que nous étions enfants, dès que nous voyions ou entendions quelque chose de très beau, nous pensions: Merci, mon Dieu, de l’avoir créé… Cette nuit, de toute mon âme je pensais: Merci, mon Dieu, d’avoir fait cette nuit si belle! Et tout à coup je t’ai souhaité là, senti là, près de moi, avec une violence telle que tu l’auras peut-être senti.

Oui, tu le disais bien dans ta lettre: l’admiration, chez les âmes bien nées, se confond en reconnaissance… Que de choses je voudrais t’écrire encore! – Je songe à ce radieux pays dont me parle Juliette. Je songe à d’autres pays plus vastes, plus radieux encore, plus déserts. Une étrange confiance m’habite qu’un jour, je ne sais comment, ensemble, nous verrons je ne sais quel grand pays mystérieux…

Sans doute imaginez-vous aisément avec quels transports de joie je lus cette lettre, et avec quels sanglots d’amour. D’autres lettres suivirent. Certes Alissa me remerciait de ne point venir à Fongueusemare, certes elle m’avait supplié de ne point chercher à la revoir cette année, mais elle regrettait mon absence, elle me souhaitait à présent; de page en page retentissait le même appel. Où pris-je la force d’y résister? Sans doute dans les conseils d’Abel, dans la crainte de ruiner tout à coup ma joie et dans un raidissement naturel contre l’entraînement de mon cœur.

Je copie, des lettres qui suivirent, tout ce qui peut instruire ce récit:

Cher Jérôme,

Je fonds de joie en te lisant. J’allais répondre à ta lettre d’Orvieto, quand, à la fois, celle de Pérouse et celle d’Assise sont arrivées. Ma pensée se fait voyageuse; mon corps seul fait semblant d’être ici; en vérité, je suis avec toi sur les blanches routes d’Ombrie; avec toi je pars au matin, regarde avec un œil tout neuf l’aurore… Sur la terrasse de Cortone m’appelais-tu vraiment? je t’entendais… On avait terriblement soif dans la montagne au-dessus d’Assise! mais que le verre d’eau du Franciscain m’a paru bon! Ô mon ami! je regarde à travers toi chaque chose. Que j’aime ce que tu m’écris à propos de saint François! Oui, n’est-ce pas, ce qu’il faut chercher c’est une exaltation et non point une émancipation de la pensée. Celle-ci ne va pas sans un orgueil abominable. Mettre son ambition non à se révolter, mais à servir…

Les nouvelles de Nîmes sont si bonnes qu’il me paraît que Dieu me permet de m’abandonner à la joie. La seule ombre de cet été, c’est l’état de mon pauvre père; malgré mes soins il reste triste, ou plutôt il retrouve sa tristesse dès l’instant que je l’abandonne à lui-même et il s’en laisse toujours moins aisément tirer. Toute la joie de la nature parle autour de nous une langue qui lui devient étrangère; il ne fait même plus effort pour l’entendre. – Miss Ashburton va bien. Je leur lis à tous deux tes lettres; chacune nous donne de quoi causer pour trois jours; alors arrive une lettre nouvelle…