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– Et maintenant?

– Ah! de t’avoir parlé m’a fait du bien… Et maintenant? Eh bien, tu vas tâcher de guérir Juliette de son amour, car, ou je connais bien mal Alissa, ou elle ne te reviendra pas auparavant.

Nous marchâmes assez longtemps, silencieux.

– Rentrons! dit-il enfin. Les invités sont partis à présent. J’ai peur que mon père ne m’attende.

Nous rentrâmes. Le salon en effet était vide; il ne restait dans l’antichambre, auprès de l’arbre dépouillé, presque éteint, que ma tante et deux de ses enfants, mon oncle Bucolin, Miss Ashburton, le pasteur, mes cousines et un assez ridicule personnage que j’avais vu causer longuement avec ma tante, mais que je ne reconnus qu’à ce moment pour le prétendant dont m’avait parlé Juliette. Plus grand, plus fort, plus coloré qu’aucun de nous, à peu près chauve, d’autre rang, d’autre milieu, d’autre race, il semblait se sentir étranger parmi nous; il tirait et tordait nerveusement, sous une énorme moustache, un pinceau d’impériale grisonnante. Le vestibule, dont les portes restaient ouvertes, n’était plus éclairé; rentrés tous deux sans bruit, personne ne s’apercevait de notre présence. Un pressentiment affreux m’étreignit:

– Halte! fit Abel en me saisissant par le bras.

Nous vîmes alors l’inconnu s’approcher de Juliette, et prendre la main que celle-ci lui abandonna sans résistance, sans tourner vers lui son regard. La nuit se fermait dans mon cœur.

– Mais, Abel, que se passe-t-il? murmurai-je, comme si je ne comprenais pas encore ou espérais que je comprenais mal.

– Parbleu! La petite fait de la surenchère, dit-il d’une voix sifflante. – Elle ne veut pas rester au-dessous de sa sœur. Pour sûr que les anges applaudissent là-haut!

Mon oncle vint embrasser Juliette, que Miss Ashburton et ma tante entouraient. Le pasteur Vautier s’approcha… Je fis un mouvement en avant. Alissa m’aperçut, courut à moi, frémissante:

– Mais, Jérôme, cela ne se peut pas. Mais elle ne l’aime pas! Mais elle me l’a dit ce matin même. Tâche de l’empêcher, Jérôme! Oh! qu’est-ce qu’elle va devenir?…

Elle se pendait à mon épaule dans une supplication désespérée; j’aurais donné ma vie pour diminuer son angoisse.

Un cri soudain près de l’arbre; un mouvement confus… Nous accourons, Juliette est tombée sans connaissance dans les bras de ma tante. Chacun s’empresse, se penche vers elle, et je peux à peine la voir; ses cheveux défaits semblent tirer en arrière sa face affreusement pâlie. Il paraissait, aux sursauts de son corps, que ce n’était point là un évanouissement ordinaire.

– Mais non! mais non! dit à haute voix ma tante, pour rassurer mon oncle Bucolin qui s’effare et que déjà le pasteur Vautier console, l’index dirigé vers le ciel, – mais non! ce ne sera rien. C’est l’émotion; une simple crise de nerfs. Monsieur Teissières, aidez-moi donc, vous qui êtes fort. Nous allons la monter dans ma chambre; sur mon lit… sur mon lit… Puis elle se penche sur l’aîné de ses fils, lui dit une phrase à l’oreille, et je vois celui-ci qui part aussitôt, sans doute chercher un médecin.

Ma tante et le prétendant maintiennent Juliette sous les épaules, à demi renversée dans leurs bras. Alissa soulève les pieds de sa sœur et les embrasse tendrement. Abel soutient la tête qui retomberait en arrière, – et je le vois, courbé, couvrir de baisers ces cheveux abandonnés qu’il rassemble.

Devant la porte de la chambre, je m’arrête. On étend Juliette sur le lit; Alissa dit à M. Teissières et à Abel quelques mots que je n’entends point; elle les accompagne jusqu’à la porte, nous prie de laisser reposer sa sœur, auprès de qui elle veut rester seule avec ma tante Plantier…

Abel me saisit par le bras et m’entraîne au-dehors, dans la nuit où nous marchons longtemps, sans but, sans courage et sans pensée.

V

Je ne trouvais d’autre raison à ma vie que mon amour, me raccrochais à lui, n’attendais rien, et ne voulais plus rien attendre qui ne me vînt de mon amie.

Le lendemain, comme je m’apprêtais à l’aller voir, ma tante m’arrêta et me tendit cette lettre, qu’elle venait de recevoir:

… La grande agitation de Juliette n’a cédé que vers le matin aux potions prescrites par le docteur. Je supplie Jérôme de ne pas venir d’ici quelques jours. Juliette pourrait reconnaître son pas ou sa voix, et le plus grand calme lui est nécessaire…

Je crains que l’état de Juliette ne me retienne ici. Si je ne parviens pas à recevoir Jérôme avant son départ, dis-lui, chère tante, que je lui écrirai…

La consigne ne visait que moi. Libre à ma tante, libre à tout autre de sonner chez les Bucolin; et ma tante comptait y aller ce matin même. Le bruit que je pouvais faire? Quel médiocre prétexte… N’importe!

– C’est bien. Je n’irai pas.

Il m’en coûtait beaucoup de ne pas revoir aussitôt Alissa; mais pourtant je craignais ce revoir; je craignais qu’elle ne me tînt pour responsable de l’état de sa sœur, et supportais plus aisément de ne pas la revoir que de la revoir irritée.

Du moins voulus-je revoir Abel.

À sa porte, une bonne me remit un billet:

Je laisse ce mot pour que tu ne t’inquiètes pas. Rester au Havre, si près de Juliette, m’était intolérable. Je me suis embarqué pour Southampton hier soir, presque aussitôt après t’avoir quitté. C’est à Londres, chez S…, que j’achèverai ces vacances. Nous nous retrouverons à l’École.

… Tout secours humain m’échappait à la fois. Je ne prolongeai pas plus longtemps un séjour qui ne me réservait rien que de douloureux, et regagnai Paris, devançant la rentrée. C’est vers Dieu que je tournai mes regards, vers Celui «de qui découle toute consolation réelle, toute grâce et tout don parfait». C’est à Lui que j’offris ma peine. Je pensais qu’Alissa se réfugiait aussi vers Lui, et de penser qu’elle priait encourageait, exaltait ma prière.

Un long temps passa, de méditation et d’étude, sans autres événements que les lettres d’Alissa et celles que je lui écrivais. J’ai gardé toutes ses lettres; mes souvenirs, dorénavant confus, s’y repèrent…

Par ma tante – et par elle seule d’abord – j’eus des nouvelles du Havre; j’appris par elle quelles inquiétudes le pénible état de Juliette avait données les premiers jours. Douze jours après mon départ, enfin, je reçus ce billet d’Alissa:

Pardonne-moi, mon cher Jérôme, si je ne t’ai pas écrit plus tôt. L’état de notre pauvre Juliette ne m’en a guère laissé le temps. Depuis ton départ je ne l’ai presque pas quittée. J’avais prié ma tante de te donner de nos nouvelles et je pense qu’elle l’aura fait. Tu sais donc que depuis trois jours Juliette va mieux. Je remercie Dieu déjà, mais n’ose encore me réjouir.

Robert également, dont jusqu’à présent je ne vous ai qu’à peine parlé, avait pu, rentrant à Paris quelques jours après moi, me donner des nouvelles de ses sœurs. À cause d’elles je m’occupais de lui plus que la pente de mon caractère ne m’y eût naturellement porté; chaque fois que l’école d’agriculture où il était entré le laissait libre, je me chargeais de lui et m’ingéniais à le distraire.