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– Toujours un vrai furet; elle faisait un ménage chez les vieilles gens dont je parle; c’est elle qui a flairé le pot aux jaunets…

– C’est une fière femme!…

– Je m’en vante… À propos de fière femme, tu connais bien la Chouette?

– Oui, Nicolas m’a dit ça; le Maître d’école l’a estourbie; et lui, il est devenu fou.

– C’est peut-être d’avoir perdu la vue par je ne sais quel accident… Ah çà! mon vieux Cardillac, convenu… puisque tu veux t’arranger de mes poupards, je n’en parlerai à personne.

– À personne… je les prends en sevrage. Nous en causerons ce soir…

– Ah çà! qu’est-ce qu’on fait ici?

– On rit et on bêtise à mort.

– Qui est-ce qui est le prévôt de la chambrée?

– Le Squelette.

– En voilà un dur à cuire! Je l’ai vu chez les Martial à l’île du Ravageur… Nous avons nocé avec Joséphine et la Boulotte.

– À propos, Nicolas est ici.

– Je le sais bien, le père Micou me l’a dit… il s’est plaint que Nicolas l’a fait chanter, le vieux gueux… je lui ferai aussi dégoiser un petit air… Les receleurs sont faits pour ça.

– Nous parlions du Squelette: tiens, justement le voilà, dit Cardillac en montrant à son compagnon le prévôt, qui parut à la porte du chauffoir…

– Cadet… avance à l’appel, dit le Squelette au Gros-Boiteux.

– Présent…, répondit celui-ci en entrant dans la salle accompagné de Frank, qu’il prit par le bras.

Pendant l’entretien du Gros-Boiteux, de Frank et de Cardillac, Barbillon avait été, par ordre du prévôt, recruter douze ou quinze prisonniers de choix. Ceux-ci, afin de ne pas éveiller les soupçons du gardien, s’étaient rendus isolément au chauffoir.

Les autres détenus restèrent dans le préau; quelques-uns même, d’après le conseil de Barbillon, parlèrent à voix haute, d’un ton assez courroucé, pour attirer l’attention du gardien et le distraire ainsi de la surveillance du chauffoir, où se trouvèrent bientôt réunis le Squelette, Barbillon, Nicolas, Frank, Cardillac, le Gros-Boiteux et une quinzaine de détenus, tous attendant avec une impatiente curiosité que le prévôt prît la parole.

Barbillon, chargé d’épier et d’annoncer l’approche du surveillant, se plaça près de la porte.

Le Squelette, ôtant sa pipe de sa bouche, dit au Gros-Boiteux:

– Connais-tu un petit jeune homme nommé Germain, aux yeux bleus, cheveux bruns, l’air d’un pante ?

– Germain est ici! s’écria le Gros-Boiteux, dont les traits exprimèrent aussitôt la surprise, la haine et la colère.

– Tu le connais donc? demanda le Squelette.

– Si je le connais?… reprit le Gros-Boiteux; mes amis, je vous le dénonce, c’est un mangeur… Il faut qu’on le roule…

– Oui, oui, reprirent les détenus.

– Ah çà! est-ce bien sûr qu’il ait dénoncé? demanda Frank. Si on se trompait?… Rouler un homme qui ne le mérite pas…

Cette observation déplut au Squelette, qui se pencha vers le Gros-Boiteux et lui dit tout bas:

– Qu’est-ce que celui-là?

– Un homme avec qui j’ai travaillé.

– En es-tu sûr?

– Oui; mais ça n’a pas de fiel, c’est mollasse.

– Suffit, j’aurai l’œil dessus.

– Voyons comme quoi Germain est un mangeur, dit un prisonnier.

– Explique-toi, Gros-Boiteux, reprit le Squelette, qui ne quitta plus Frank du regard.

– Voilà, dit le Gros-Boiteux… Un Nantais, nommé Velu, ancien libéré, a éduqué le jeune homme, dont on ignore la naissance. Quand il a eu l’âge, il l’a fait entrer à Nantes chez un banquezingue, croyant mettre le loup dans sa caisse et se servir de Germain pour empaumer une affaire superbe qu’il mitonnait depuis longtemps; il avait deux cordes à son arc… un faux et le soulagement de la caisse du banquezingue… peut-être cent mille francs… à faire en deux coups… Tout était prêt: Velu comptait sur le petit jeune homme comme sur lui-même; ce galopin-là couchait dans le pavillon où était la caisse; Velu lui dit son plan… Germain ne répond ni oui ni non, dénonce tout à son patron, et file le soir même pour Paris.

Les détenus firent entendre de violents murmures d’indignation et des paroles menaçantes.

– C’est un mangeur… il faut le désosser…

– Si l’on veut, je lui cherche querelle… et je le crève…

– Faut-il lui signer sur la figure un billet d’hôpital?

– Silence dans la pègre! cria le Squelette d’une voix impérieuse.

Les prisonniers se turent.

– Continue, dit le prévôt au Gros-Boiteux. Et il se remit à fumer.

– Croyant que Germain avait dit oui, comptant sur son aide, Velu et deux de ses amis tentent l’affaire la nuit même; le banquezingue était sur ses gardes: un des amis de Velu est pincé en escaladant une fenêtre, et lui a le bonheur de s’évader… Il arrive à Paris, furieux d’avoir été mangé par Germain et d’avoir manqué une affaire superbe. Un beau jour, il rencontre le petit jeune homme; il était plein jour, il n’ose rien faire, mais il le suit; il voit où il demeure, et, une nuit, nous deux Velu et le petit Ledru, nous tombons sur Germain… Malheureusement il nous échappe… Il déniche de la rue du Temple où il demeurait; depuis nous n’avons pu le retrouver; mais s’il est ici… je demande…

– Tu n’as rien à demander, dit le Squelette avec autorité.

Le Gros-Boiteux se tut.

– Je prends ton marché, tu me cèdes la peau de Germain, je l’écorche… je ne m’appelle pas le Squelette pour rien… je suis mort d’avance… mon trou est fait à Clamart, je ne risque rien de travailler pour la pègre; les mangeurs nous dévorent encore plus que la police; on met les mangeurs de la Force à la Roquette, et les mangeurs de la Roquette à la Conciergerie, ils se croient sauvés. Minute… quand chaque prison aura tué son mangeur, n’importe où il ait mangé… ça ôtera l’appétit aux autres… Je donne l’exemple… on fera comme moi…

Tous les détenus, admirant la résolution du Squelette, se pressèrent autour de lui… Barbillon lui-même, au lieu de rester auprès de la porte, se joignit au groupe et ne s’aperçut pas qu’un nouveau détenu entrait dans le parloir.

Ce dernier, vêtu d’une blouse grise, et portant un bonnet de coton bleu brodé de laine rouge enfoncé jusque sur ses yeux, fit un mouvement en entendant prononcer le nom de Germain… puis il alla se mêler parmi les admirateurs du Squelette et approuva vivement de la voix et du geste la criminelle détermination du prévôt.