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Le Gros-Boiteux se retrouvait, comme on dit vulgairement, en pays de connaissance. Il pouvait à peine répondre aux félicitations et aux paroles de bienvenue qu’on lui adressait de toutes parts.

– Te voilà donc enfin, gros réjoui… Tant mieux, nous allons rire.

– Tu nous manquais…

– Tu as bien tardé…

– J’ai pourtant fait tout ce qu’il fallait pour revenir voir les amis… c’est pas ma faute si la rousse n’a pas voulu de moi plus tôt.

– Comme de juste, mon vieux, on ne vient pas se mettre au clou soi-même; mais une fois qu’on y est… ça se tire et faut gaudrioler.

– Tu as de la chance, Pique-Vinaigre est ici.

– Lui aussi? Un ancien de Melun! Fameux!… Fameux! Il nous aidera à passer le temps avec ses histoires, et les pratiques ne lui manqueront pas, car je vous annonce des recrues.

– Qui donc?…

– Tout à l’heure au greffe… pendant qu’on m’écrouait, on a encore amené deux cadets… Il y en a un que je ne connais pas… mais l’autre, qui a un bonnet de coton bleu et une blouse grise, m’est resté dans l’œil… j’ai vu cette boule-là quelque part… Il me semble que c’est chez l’ogresse du Lapin-Blanc… un fort homme…

– Dis donc, Gros-Boiteux… te rappelles-tu à Melun… que j’avais parié avec toi qu’avant un an tu serais repincé?

– C’est vrai, tu as gagné; car j’avais plus de chances pour être cheval de retour que pour être couronné rosière; mais toi… qu’as-tu fait?

– J’ai grinchi à l’américaine.

– Ah! bon, toujours du même tonneau?…

– Toujours… Je vas mon petit bonhomme de chemin. Ce tour est commun… mais les sinves aussi sont communs, et sans une ânerie de mon collègue je ne serais pas ici… C’est égal, la leçon me profitera. Quand je recommencerai, je prendrai mes précautions… J’ai mon plan…

– Tiens, voilà Cardillac, dit le Boiteux en voyant venir à lui un petit homme misérablement vêtu, à mine basse, méchante et rusée qui tenait du renard et du loup. Bonjour, vieux…

– Allons donc, traînard, répondit gaiement au Gros-Boiteux le détenu surnommé Cardillac; on disait tous les jours: «Il viendra, il ne viendra pas…» Monsieur fait comme les jolies femmes, il faut qu’on le désire…

– Mais oui, mais oui.

– Ah çà! reprit Cardillac, est-ce pour quelque chose d’un peu corsé que tu es ici?

– Ma foi, mon cher, je me suis passé l’effraction. Avant, j’avais fait de très-bons coups; mais le dernier a raté… une affaire superbe… qui d’ailleurs reste encore à faire… malheureusement, nous deux Frank, que voilà, nous avons marché dessus .

Et le Gros-Boiteux montra son compagnon, sur lequel tous les yeux se tournèrent.

– Tiens, c’est vrai, voilà Frank! dit Cardillac; je ne l’aurais pas reconnu à cause de sa barbe… Comment! c’est toi! je te croyais au moins maire de ton endroit à l’heure qu’il est… Tu voulais faire l’honnête?…

– J’étais bête et j’en ai été puni, dit brusquement Frank; mais à tout péché miséricorde… c’est bon une fois… me voilà maintenant de la pègre jusqu’à ce que je crève; gare à ma sortie!

– À la bonne heure, c’est parler.

– Mais qu’est-ce donc qu’il t’est arrivé, Frank?

– Ce qui arrive à tout libéré assez colas pour vouloir, comme tu dis, faire l’honnête… Le sort est si juste!… En sortant de Melun, j’avais une masse de neuf cents et tant de francs…

– C’est vrai, dit le Gros-Boiteux, tous ses malheurs viennent de ce qu’il a gardé sa masse au lieu de la fricoter en sortant de prison. Vous allez voir à quoi mène le repentir… et si on fait seulement ses frais.

– On m’a envoyé en surveillance à Étampes, reprit Frank… Serrurier de mon état, j’ai été chez un maître de mon métier; je lui ai dit: «Je suis libéré, je sais qu’on n’aime pas à les employer, mais voilà les neuf cents francs de ma masse, donnez-moi de l’ouvrage: mon argent ça sera votre garantie; je veux travailler et être honnête.»

– Parole d’honneur, il n’y a que ce Frank pour avoir des idées pareilles.

– Il a toujours eu un petit coup de marteau.

– Ah!… comme serrurier!

– Farceur…

– Et vous allez voir comme ça lui a réussi.

– Je propose donc ma masse en garantie au maître serrurier pour qu’il me donne de l’ouvrage.

«- Je ne suis pas banquier pour prendre de l’argent à intérêt, qu’il me dit, et je ne veux pas de libéré dans ma boutique; je vais travailler dans les maisons, ouvrir des portes dont on perd les clefs; j’ai un état de confiance, et si on savait que j’emploie un libéré parmi mes ouvriers, je perdrais mes pratiques. Bonsoir, voisin.»

– N’est-ce pas, Cardillac, qu’il n’avait que ce qu’il méritait?

– Bien sûr…

– Enfant! ajouta le Gros-Boiteux en s’adressant à Frank d’un air paterne, au lieu de rompre tout de suite ton ban, et de venir à Paris fricoter ta masse, afin de n’avoir plus le sou et de te mettre dans la nécessité de voler! Alors on trouve des idées superbes.

– Quand tu me diras toujours la même chose! dit Frank avec impatience; c’est vrai, j’ai eu tort de ne pas dépenser ma masse, puisque je n’en ai pas joui. Pour en revenir à ma surveillance, comme il n’y avait que quatre serruriers à Étampes, celui à qui je m’étais adressé le premier avait jasé; quand j’ai été m’adresser aux autres, ils m’ont dit comme leur confrère… Merci. Partout la même chanson.

– Voyez-vous, les amis, à quoi ça sert? Nous sommes marqués pour la vie, allez!!!

– Me voilà en grève sur le pavé d’Étampes; je vis sur ma masse un mois, deux mois, reprit Frank; l’argent s’en allait, l’ouvrage ne venait pas. Malgré ma surveillance, je quitte Étampes.

– C’est ce que tu aurais dû faire tout de suite, colas.

– Je viens à Paris; là je trouve de l’ouvrage; mon bourgeois ne savait pas qui j’étais, je lui dis que j’arrive de province. Il n’y avait pas de meilleur ouvrier que moi. Je place sept cents francs qui me restaient chez un agent d’affaires, qui me fait un billet; à l’échéance il ne me paie pas; je mets mon billet chez un huissier, qui poursuit et se fait payer; je laisse l’argent chez lui, et je me dis: «C’est une poire pour la soif.» Là-dessus je rencontre le Gros-Boiteux.

– Oui, les amis, et c’est moi qui étais la soif, comme vous l’allez voir. Frank était serrurier, fabriquait les clefs; j’avais une affaire où il pouvait me servir, je lui propose le coup. J’avais des empreintes, il n’y avait plus qu’à travailler dessus, c’était sa partie. L’enfant me refuse, il voulait redevenir honnête. Je me dis: «Il faut faire son bien malgré lui.» J’écris une lettre sans signature à son bourgeois, une autre à ses compagnons, pour leur apprendre que Frank est un libéré. Le bourgeois le met à la porte et les compagnons lui tournent le dos.