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– Va donc voir si Pique-Vinaigre n’arrive pas. En attendant d’étrangler Germain, j’étrangle la faim et la soif; n’oublie pas de dire au Gros-Boiteux qu’il faut que Frank saute aux crins de l’huissier pour qu’on débarrasse la Fosse-aux -lions de tous les deux.

– Sois tranquille, Mort-d’avance, si Frank ne roule pas l’huissier, ça ne sera pas notre faute…

Et Nicolas sortit du chauffoir.

À ce moment même, maître Boulard entrait dans le préau en fumant un cigare, les mains plongées dans sa longue redingote de molleton gris, sa casquette à bec bien enfoncée sur ses oreilles, la figure souriante, épanouie; il avisa Nicolas, qui, de son côté, chercha aussitôt Frank des yeux.

Frank et le Gros-Boiteux dînaient assis sur un des bancs de la cour; ils n’avaient pu apercevoir l’huissier, auquel ils tournaient le dos.

Fidèle aux recommandations du Squelette, Nicolas, voyant du coin de l’œil maître Boulard venir à lui, n’eut pas l’air de le remarquer et se rapprocha de Frank et du Gros-Boiteux.

– Bonjour, mon brave, dit l’huissier à Nicolas.

– Ah! bonjour, monsieur, je ne vous voyais pas; vous venez faire, comme d’habitude, votre petite promenade?

– Oui, mon garçon, et aujourd’hui j’ai deux raisons pour la faire… Je vas vous dire pourquoi: d’abord, prenez ces cigares… voyons, sans façon… Entre camarades, que diable! il ne faut pas se gêner.

– Merci, monsieur… Ah çà! pourquoi avez-vous deux raisons de vous promener?

– Vous allez le comprendre, mon garçon. Je ne me sens pas en appétit aujourd’hui… Je me suis dit: «En assistant au dîner de mes gaillards, à force de les voir travailler des mâchoires, la faim me viendra peut-être.»

– C’est pas bête, tout de même… Mais, tenez, si vous voulez voir deux cadets qui mastiquent crânement, dit Nicolas en amenant peu à peu l’huissier tout près du banc de Frank, qui lui tournait le dos, regardez-moi ces deux avale-tout-cru: la fringale vous galopera comme si vous veniez de manger un bocal de cornichons.

– Ah! parbleu… voyons donc ce phénomène, dit maître Boulard.

– Eh! Gros-Boiteux! cria Nicolas.

Le Gros-Boiteux et Frank retournèrent vivement la tête.

L’huissier resta stupéfait, la bouche béante, en reconnaissant celui qu’il avait dépouillé.

Frank, jetant son pain et sa viande sur le banc, d’un bond sauta sur maître Boulard, qu’il prit à la gorge en s’écriant:

– Mon argent!

– Comment?… Quoi?… Monsieur… vous m’étranglez… je…

– Mon argent!…

– Mon ami, écoutez-moi…

– Mon argent!… Et encore, il est trop tard, car c’est ta faute, si je suis ici…

– Mais… je… mais…

– Si je vais aux galères, entends-tu, c’est ta faute; car si j’avais eu ce que tu m’as volé… je ne me serais pas vu dans la nécessité de voler; je serais resté honnête comme je voulais l’être… et on t’acquittera peut-être, toi… On ne te fera rien, mais je te ferai quelque chose, moi… tu porteras mes marques! Ah! tu as des bijoux, des chaînes d’or, et tu voles le pauvre monde!… Tiens… tiens… En as-tu assez? Non… tiens encore!…

– Au secours! Au secours!… cria l’huissier en roulant sous les pieds de Frank, qui le frappait avec furie.

Les autres détenus, très-indifférents à cette rixe, faisaient cercle autour des deux combattants, ou plutôt autour du battant et du battu; car maître Boulard, essoufflé, épouvanté, ne faisait aucune résistance et tâchait de parer, du mieux qu’il pouvait, les coups dont son adversaire l’accablait.

Heureusement, le surveillant accourut aux cris de l’huissier et le retira des mains de Frank.

Maître Boulard se releva pâle, épouvanté, un de ses gros yeux contus; et, sans se donner le temps de ramasser sa casquette, il s’écria en courant vers le guichet:

– Gardien… ouvrez-moi… je ne veux pas rester une seconde de plus ici… Au secours!…

– Et vous, pour avoir battu monsieur, suivez-moi chez le directeur, dit le gardien en prenant Frank au collet; vous en aurez pour deux jours de cachot.

– C’est égal, il a reçu sa paie, dit Frank.

– Ah çà! lui dit tout bas le Gros-Boiteux en ayant l’air de l’aider à se rajuster, pas un mot de ce qu’on veut faire au mangeur.

– Sois tranquille; peut-être que si j’avais été là je l’aurais défendu; car, tuer un homme pour ça… c’est dur; mais vous dénoncer, jamais!

– Allons, venez-vous? dit le gardien.

– Nous voilà débarrassés de l’huissier et de Frank… maintenant, chaud, chaud pour le mangeur! dit Nicolas.

Au moment où Frank sortait du préau, Germain et Pique-Vinaigre y entraient.

En entrant dans le préau, Germain n’était plus reconnaissable; sa physionomie, jusqu’alors triste, abattue, était radieuse et fière; il portait le front haut et jetait autour de lui un regard joyeux et assuré… Il était aimé… l’horreur de la prison disparaissait à ses yeux.

Pique-Vinaigre le suivait d’un air fort embarrassé: enfin, après avoir hésité deux ou trois fois à l’aborder, il fit un grand effort sur lui-même et toucha légèrement le bras de Germain avant que celui-ci se fût rapproché des groupes de détenus qui de loin l’examinaient avec une haine sournoise. Leur victime ne pouvait leur échapper.

Malgré lui, Germain tressaillit au contact de Pique-Vinaigre; car la figure et les haillons de l’ancien joueur de gobelets prévenaient peu en faveur de ce malheureux. Mais, se rappelant les recommandations de Rigolette, et se trouvant d’ailleurs trop heureux pour n’être pas bienveillant, Germain s’arrêta et dit doucement à Pique-Vinaigre:

– Que voulez-vous?

– Vous remercier.

– De quoi?

– De ce que votre jolie petite visiteuse veut faire pour ma pauvre sœur.

– Je ne vous comprends pas, dit Germain surpris.

– Je vas vous expliquer cela… Tout à l’heure au greffe, j’ai rencontré le surveillant qui était de garde au parloir…

– Ah! oui, un brave homme…

– Ordinairement les geôliers ne répondent pas à ce nom-là… brave homme… mais le père Roussel, c’est différent…, il le mérite… Tout à l’heure, il m’a donc glissé dans le tuyau de l’oreille: «Pique-Vinaigre, mon garçon, vous connaissez bien M. Germain? – Oui, la bête noire du préau», que je réponds. Puis, s’interrompant, Pique-Vinaigre dit à Germain: – Pardon, excuse, si je vous ai appelé bête noire… ne faites pas attention… attendez la fin.