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«Monsieur,

«Soyez persuadé que le malheur le plus effroyable peut seul me contraindre à la démarche que je tente auprès de vous. Ce n’est pas une fierté mal placée qui cause mes scrupules, c’est le manque absolu de titres au service que j’ose vous demander. La vue de ma fille, réduite comme moi au plus affreux dénuement, me fait surmonter mon embarras. Quelques mots seulement sur la cause des désastres qui m’accablent.

«Après la mort de mon mari, il me restait pour fortune trois cent mille francs placés par mon frère chez M. Jacques Ferrand, notaire. Je recevais à Angers, où j’étais retirée avec ma fille, les intérêts de cette somme par l’entremise de mon frère. Vous savez, Monsieur, l’épouvantable événement qui a mis fin à ses jours; ruiné, à ce qu’il paraît, par de secrètes et malheureuses spéculations, il s’est tué il y a huit mois. Lors de ce funeste événement, je reçus de lui quelques lignes désespérées. Lorsque je les lirais; me disait-il, il n’existerait plus. Il terminait cette lettre en me prévenant qu’il ne possédait aucun titre relativement à la somme placée en mon nom chez M. Jacques Ferrand; ce dernier ne donnant jamais de reçu, car il était l’honneur, la piété même, il me suffirait de me présenter chez lui pour que cette affaire fût convenablement réglée.

«Dès qu’il me fut possible de songer à autre chose qu’à la mort affreuse de mon frère, je vins à Paris, où je ne connaissais personne que vous, Monsieur, et encore indirectement par les relations que vous aviez eues avec mon mari. Je vous l’ai dit, la somme déposée chez M. Jacques Ferrand formait toute ma fortune; et mon frère m’envoyait tous les six mois l’intérêt échu de cet argent: plus d’une année était révolue depuis le dernier paiement, je me présentai donc chez M. Jacques Ferrand pour lui demander un revenu dont j’avais le plus grand besoin.

«À peine m’étais-je nommée que, sans respect pour ma douleur, il accusa mon frère de lui avoir emprunté deux mille francs que sa mort lui faisait perdre, ajoutant que, non-seulement son suicide était un crime devant Dieu et devant les hommes, mais encore que c’était un acte de spoliation dont lui, M. Jacques Ferrand, se trouvait victime.

«Cet odieux langage m’indigna: l’éclatante probité de mon frère était bien connue; il avait, il est vrai, à l’insu de moi et de ses amis, perdu sa fortune dans des spéculations hasardées; mais il était mort avec une réputation intacte, regretté de tous, et ne laissant aucune dette, sauf celle du notaire.

«Je répondis à M. Ferrand que je l’autorisais à prendre à l’instant, sur les trois cent mille francs dont il était dépositaire, les deux mille francs que lui devait mon frère. À ces mots, il me regarda d’un air stupéfait et me demanda de quels trois cent mille francs je voulais parler.

«- De ceux que mon frère a placés chez vous depuis dix-huit mois, monsieur, et dont jusqu’à présent vous m’avez fait parvenir les intérêts par son entremise, lui dis-je, ne comprenant pas sa question.

«Le notaire haussa les épaules, sourit de pitié comme si mes paroles n’eussent pas été sérieuses et me répondit que, loin de placer de l’argent chez lui, mon frère lui avait emprunté deux mille francs.

«Il m’est impossible de vous exprimer mon épouvante à cette réponse.

«- Mais alors qu’est devenue cette somme? m’écriai-je. Ma fille et moi nous n’avons pas d’autre ressource; si elle nous est enlevée, il ne nous reste que la misère la plus profonde. Que deviendrons-nous?

«- Je n’en sais rien, répondit froidement le notaire. Il est probable que votre frère, au lieu de placer cette somme chez moi comme il vous l’a dit, l’aura mangée dans les spéculations malheureuses auxquelles il s’adonnait à l’insu de tout le monde.

«- C’est faux, c’est infâme, monsieur! m’écriai-je. Mon frère était la loyauté même. Loin de me dépouiller, moi et ma fille, il se fût sacrifié pour nous. Il n’avait jamais voulu se marier, pour laisser ce qu’il possédait à mon enfant.

«- Oseriez-vous donc prétendre, madame, que je suis capable de nier un dépôt qui m’aurait été confié? me demanda le notaire avec une indignation qui me parut si honorable et si sincère que je lui répondis:

«- Non, sans doute, monsieur; votre réputation de probité est connue; mais je ne puis pourtant accuser mon frère d’un aussi cruel abus de confiance.

«- Sur quels titres vous fondez-vous pour me faire cette réclamation? me demanda M. Ferrand.

«- Sur aucun, monsieur. Il y a dix-huit mois, mon frère, qui voulait bien se charger de mes affaires, m’a écrit: «J’ai un excellent placement à six pour cent; envoie-moi ta procuration pour vendre tes rentes: je déposerai trois cent mille francs, que je compléterai, chez M. Jacques Ferrand, notaire.» J’ai envoyé ma procuration à mon frère; peu de jours après, il m’a annoncé que le placement était fait chez vous, que vous ne donniez jamais de reçu; et au bout de six mois il m’a envoyé les intérêts échus.

«- Et au moins avez-vous quelques lettres de lui à ce sujet, madame?

«- Non, monsieur. Elles traitaient seulement d’affaires, je ne les conservai pas.

– Je ne puis malheureusement rien à cela, madame, me répondit le notaire. Si ma probité n’était pas au-dessus de tout soupçon, de toute atteinte, je vous dirais: «Les tribunaux vous sont ouverts; attaquez-moi: les juges auront à choisir entre la parole d’un homme honorable, qui depuis trente ans jouit de l’estime des gens de bien, et la déclaration posthume d’un homme qui, après s’être sourdement ruiné dans les entreprises les plus folles, n’a trouvé de refuge que dans le suicide…» Je vous dirais enfin: «Attaquez-moi, madame, si vous l’osez, et la mémoire de votre frère sera déshonorée.» Mais je crois que vous aurez le bon sens de vous résigner à un malheur fort grand, sans doute, mais auquel je suis étranger.

«- Mais enfin, monsieur, je suis mère! Si ma fortune m’est enlevée, moi et ma fille nous n’avons d’autre ressource qu’un modeste mobilier. Cela vendu, c’est la misère, monsieur, l’affreuse misère!

«- Vous avez été dupe, c’est un malheur; je n’y puis rien, me répondit le notaire. Encore une fois, madame, votre frère vous a trompée. Si vous hésitez entre sa parole et la mienne, attaquez-moi: les tribunaux prononceront.

«Je sortis de chez le notaire la mort dans le cœur. Que me restait-il à faire dans cette extrémité? Sans titre pour prouver la validité de ma créance, convaincue de la sévère probité de mon frère, confondue par l’assurance de M. Ferrand, n’ayant personne à qui m’adresser pour demander des conseils (vous étiez alors en voyage), sachant qu’il faut de l’argent pour avoir les avis des gens de loi, et voulant précisément conserver le peu qui me restait, je n’osai entreprendre un tel procès. Ce fut alors…

Ce brouillon de lettre s’arrêtait là; car d’indéchiffrables ratures couvraient quelques lignes qui suivaient encore; enfin au bas, et dans un coin de la page, Rodolphe lut cette espèce de mémento: «Écrire à Mme la duchesse de Lucenay».

Rodolphe resta pensif après la lecture de ce fragment de lettre. Quoique la nouvelle infamie dont on semblait accuser Jacques Ferrand ne fût pas prouvée, cet homme s’était montré si impitoyable envers le malheureux Morel, si infâme envers Louise, sa fille, qu’un déni de dépôt, protégé par une impunité certaine, pouvait à peine étonner de la part d’un pareil misérable.