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– Voyons, ma voisine, ne vous fâchez pas; je vais vous parler… en vrai camarade…

– Allez… allez… j’ai le caractère bien fait… Et puis vous êtes si bon que vous n’auriez pas le cœur, j’en suis sûre, de me dire quelque chose qui me fasse de la peine…

– Sans doute… Mais voyons, franchement, vous n’avez jamais eu d’amant?

– Des amants!… Ah! bien oui! Est-ce que j’ai le temps?

– Qu’est-ce que le temps fait à cela?

– Ce que ça fait? Mais tout… D’abord je serais jalouse comme un tigre, je me ferais sans cesse des peines de cœur; eh bien! est-ce que je gagne assez d’argent pour pouvoir perdre deux ou trois heures par jour à pleurer, à me désoler? Et si on me trompait… que de larmes, que de chagrins!… Ah bien! par exemple… c’est pour le coup que ça m’arriérerait joliment!

– Mais tous les amants ne sont pas infidèles, ne font pas pleurer leur maîtresse.

– Ça serait encore pis… s’il était par trop gentil. Est-ce que je pourrais vivre un moment sans lui?… et comme il faudrait probablement qu’il soit toute la journée à son bureau, à son atelier ou à sa boutique, je serais comme une pauvre âme en peine pendant son absence; je me forgerais mille chimères… je me figurerais que d’autres l’aiment… qu’il est auprès d’elles… Et s’il m’abandonnait!… jugez donc!… est-ce que je sais enfin… tout ce qui pourrait m’arriver? Tant il y a que certainement mon travail s’en ressentirait… et alors, qu’est-ce que je deviendrais? C’est tout juste si, tranquille comme je suis, je puis me tenir au courant en travaillant douze à quinze heures par jour… Voyez donc si je perdais trois ou quatre journées par semaine à me tourmenter… comment rattraper ce temps-là?… Impossible!… Il faudrait donc me mettre aux ordres de quelqu’un?… Oh! ça, non!… j’aime trop ma liberté…

– Votre liberté?

– Oui, je pourrais entrer comme première ouvrière chez la maîtresse couturière pour qui je travaille… j’aurais quatre cents francs, logée, nourrie…

– Et vous n’acceptez pas?

– Non, sans doute… je serais à gages chez les autres; au lieu que, si pauvre que soit mon chez-moi, au moins je suis chez moi; je ne dois rien à personne… J’ai du courage, du cœur, de la santé, de la gaieté… un bon voisin comme vous: qu’est-ce qu’il me faut de plus?

– Et vous n’avez jamais songé à vous marier?

– Me marier!… je ne peux me marier qu’à un pauvre comme moi. Voyez les malheureux Morel… voilà où ça mène… tandis que quand on n’a à répondre que pour soi… on s’en tire toujours…

– Ainsi vous ne faites jamais de châteaux en Espagne, de rêves?

– Si… je rêve de ma garniture de cheminée… excepté ça… qu’est-ce que vous voulez que je désire?

– Mais si un parent vous avait laissé une petite fortune… douze cents francs de rentes, je suppose… à vous qui vivez avec cinq cents francs?

– Dame! ça serait peut-être un bien, peut-être un mal.

– Un mal?

– Je suis heureuse comme je suis: je connais la vie que je mène, je ne sais pas celle que je mènerais si j’étais riche. Tenez, mon voisin, quand, après une bonne journée de travail, je me couche le soir, que ma lumière est éteinte, et qu’à la lueur du petit peu de braise qui reste dans mon poêle je vois ma chambre bien proprette, mes rideaux, ma commode, mes chaises, mes oiseaux, ma montre, ma table chargée d’étoffes qu’on m’a confiées, et que je me dis: «Enfin tout ça est à moi, je ne le dois qu’à moi…» vrai, mon voisin… ces idées-là me bercent bien câlinement, allez!… et quelquefois je m’endors orgueilleuse et toujours contente. Eh bien!… je devrais mon chez-moi à l’argent d’un vieux parent… que ça ne me ferait pas autant de plaisir, j’en suis sûre… Mais tenez, nous voici au Temple, avouez que c’est un superbe coup d’œil!

V Le Temple

Quoique Rodolphe ne partageât pas la profonde admiration de Rigolette à la vue du Temple, il fut néanmoins frappé de l’aspect singulier de cet énorme bazar, qui a ses quartiers et ses passages.

Vers le milieu de la rue du Temple, non loin d’une fontaine qui se trouve à l’angle d’une grande place, on aperçoit un immense parallélogramme construit en charpente et surmonté d’un comble recouvert d’ardoises.

C’est le Temple.

Borné à gauche par la rue du Petit-Thouars, à droite par la rue Percée, il aboutit à un vaste bâtiment circulaire, colossale rotonde entourée d’une galerie à arcades.

Une longue voie, coupant le parallélogramme dans son milieu et dans sa longueur, le partage en deux parties égale; celles-ci sont à leur tour divisées, subdivisées à l’infini par une multitude de petites ruelles latérales et transversales qui se croisent en tous sens et sont abritées de la pluie par le toit de l’édifice.

Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée; mais la plus infime rognure d’étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d’acier y trouve son vendeur et son acheteur.

Il y a là des négociants en bribes de drap de toutes couleurs, de toutes nuances, de toutes qualités, de tout âge, destinées à assortir les pièces que l’on met aux habits troués ou déchirés.

Il est des magasins où l’on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d’un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d’un cheval; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s’achète: il y a des négociants qui vivent de ce commerce.

Il existe des détaillants de ganses, franges, crêtes, cordons, effilés de soie, de coton ou de fil, provenant de la démolition de rideaux complètement hors de service.

D’autres industriels s’adonnent au commerce des chapeaux de femme: ces chapeaux n’arrivent jamais à leur boutique que dans les sacs des revendeuses, après les pérégrinations les plus étranges, les transformations les plus violentes, les décolorations les plus incroyables. Afin que les marchandises ne tiennent pas trop de place dans un magasin ordinairement grand comme une énorme boîte, on plie bien proprement ces chapeaux en deux, après quoi on les aplatit et on les empile excessivement serrés; sauf la saumure, c’est absolument le même procédé que pour la conservation des harengs; aussi ne peut-on se figurer combien, grâce à ce mode d’arrimage, il tient de ces choses dans un espace de quatre pieds carrés.

L’acheteur se présente-t-il, on soustrait ces chiffons à la haute pression qu’ils subissent, la marchande donne, d’un air dégagé, un petit coup de poing dans le fond de la forme pour la relever, défripe la passe sur son genou, et vous avez sous les yeux un objet bizarre, fantastique, qui rappelle confusément à votre souvenir ces coiffures fabuleuses, particulièrement dévolues aux ouvreuses de loges, aux tantes de figurantes ou aux duègnes des théâtres de province.