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– Menons-la chez M. le maire… elle s’expliquera.

– Allons! en marche, la belle!

Et le groupe menaçant se rapprochant de plus en plus de la Goualeuse, celle-ci, croisant ses mains par un mouvement machinal, regardait de côté et d’autre avec épouvante et semblait implorer du secours.

– Oh! reprit la laitière, tu as beau chercher autour de toi, Mlle Clara n’est plus là pour te défendre; tu ne nous échapperas pas.

– Hélas! madame, dit-elle toute tremblante, je ne veux pas vous échapper; je ne demande pas mieux que de répondre à ce qu’on me demandera… puisque cela peut vous être utile… Mais quel mal ai-je fait à toutes les personnes qui m’entourent et me menacent?…

– Tu nous a fait que tu as eu le front d’aller avec nos maîtres, quand nous, qui valons mille fois mieux que toi, nous n’y allons pas… Voilà ce que tu nous as fait.

– Et puis, pourquoi as-tu voulu que l’on chasse d’ici cette pauvre veuve et ses enfants? dit un autre.

– Ce n’est pas moi, c’est Mlle Clara qui voulait…

– Laisse-nous donc tranquilles, reprit le laboureur en l’interrompant, tu n’as pas seulement demandé grâce pour elle: tu étais contente de lui voir ôter son pain!

– Non, non, elle n’a pas demandé grâce!

– Est-elle mauvaise!

– Une pauvre veuve… mère de trois enfants!

– Si je n’ai pas demandé sa grâce, dit Fleur-de-Marie, c’est que je n’avais pas la force de dire un mot…

– Tu avais bien la force de parler à des assassins!

Ainsi qu’il arrive toujours dans les émotions populaires, ces paysans, plus bêtes que méchants, s’irritaient, s’excitaient, se grisaient au bruit de leurs propres paroles, et s’animaient en raison des injures et des menaces qu’ils prodiguaient à leur victime.

Ainsi le populaire arrive quelquefois, à son insu, par une exaltation progressive, à l’accomplissement des actes les plus injustes et les plus féroces.

Le cercle menaçant des métayers se rapprochait de plus en plus de Fleur-de-Marie; tous gesticulaient en parlant; la veuve du forgeron ne se possédait plus.

Seulement séparée du profond abreuvoir par le parapet où elle s’appuyait, la Goualeuse eut peur d’être renversée dans l’eau et s’écria, en étendant vers eux des mains suppliantes:

– Mais, mon Dieu! que voulez-vous de moi? Par pitié, ne me faites pas de mal!…

Et comme la laitière, gesticulant toujours, s’approchait de plus en plus et lui mettait ses deux poings presque sur le visage, Fleur-de-Marie s’écria, en se renversant en arrière avec effroi:

– Je vous en supplie, madame, n’approchez pas autant; vous allez me faire tomber à l’eau.

Ces paroles de Fleur-de-Marie éveillèrent chez ces gens grossiers une idée cruelle. Ne pensant qu’à faire une de ces plaisanteries de paysans, qui souvent vous laissent à moitié mort sur place, un des plus enragés s’écria:

– Un plongeon!… donnons-lui un plongeon!

– Oui… oui… À l’eau!… à l’eau!… répéta-t-on avec des éclats de rire et des applaudissements frénétiques.

– C’est ça, un bon plongeon!… Elle n’en mourra pas!

– Ça lui apprendra à venir se mêler aux honnêtes gens!

– Oui, oui… À l’eau! à l’eau!

– Justement on a cassé la glace ce matin.

– La fille des rues se souviendra des braves gens de la ferme d’Arnouville!

En entendant ces cris inhumains, ces railleries barbares, en voyant l’exaspération de toutes ces figures stupidement irritées qui s’avançaient pour l’enlever, Fleur-de-Marie se crut morte.

À son premier effroi succéda bientôt une sorte de contentement amer: elle entrevoyait l’avenir sous de si noires couleurs qu’elle remercia mentalement le ciel d’abréger ses peines; elle ne prononça plus un mot de plainte, se laissa glisser à genoux, croisa religieusement ses deux mains sur sa poitrine, ferma les yeux et attendit en priant.

Les laboureurs, surpris de l’attitude et de la résignation muette de la Goualeuse, hésitèrent un moment à accomplir leurs projets sauvages; mais, gourmandés sur leur faiblesse par la partie féminine de l’assemblée, ils recommencèrent de vociférer pour se donner le courage d’accomplir leurs méchants desseins.

Deux des plus furieux allaient saisir Fleur-de-Marie, lorsqu’une voix émue, vibrante, leur cria:

– Arrêtez!

Au même instant, Mme Georges, qui s’était frayé un passage au milieu de cette foule, arriva auprès de la Goualeuse, toujours agenouillée, la prit dans ses bras, la releva en s’écriant:

– Debout, mon enfant!… debout, ma fille chérie! On ne s’agenouille que devant Dieu.

L’expression, l’attitude de Mme Georges furent si courageusement impérieuses que la foule recula et resta muette.

L’indignation colorait vivement les traits de Mme Georges, ordinairement pâles. Elle jeta sur les laboureurs un regard ferme et leur dit d’une voix haute et menaçante:

– Malheureux!… n’avez-vous pas honte de vous porter à de telles violences contre cette malheureuse enfant!…

– C’est une…

– C’est ma fille! s’écria Mme Georges en interrompant un des laboureurs. M. l’abbé Laporte, que tout le monde bénit et vénère, l’aime et la protège, et ceux qu’il estime doivent être respectés par tout le monde.

Ces simples paroles imposèrent aux laboureurs.

Le curé de Bouqueval était, dans le pays, regardé comme un saint; plusieurs paysans n’ignoraient pas l’intérêt qu’il portait à la Goualeuse. Pourtant quelques sourds murmures se firent encore entendre; Mme Georges en comprit le sens et s’écria:

– Cette malheureuse fille fût-elle la dernière des créatures, fût-elle abandonnée de tous, votre conduite envers elle n’en serait pas moins odieuse. De quoi voulez-vous la punir? Et de quel droit d’ailleurs? Quelle est votre autorité? La force? N’est-il pas lâche, honteux à des hommes de prendre pour victime une jeune fille sans défense! Viens, Marie, viens, mon enfant bien-aimée, retournons chez nous; là, du moins, tu es connue et appréciée…

Mme Georges prit le bras de Fleur-de-Marie; les laboureurs, confus et reconnaissant la brutalité de leur conduite, s’écartèrent respectueusement.

La veuve seule s’avança et dit résolument à Mme Georges:

– Cette fille ne sortira pas d’ici qu’elle n’ait fait sa déposition chez le maire au sujet de l’assassinat de mon pauvre mari.