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– Allons, voyons, tu aimes à rire, tu es gai… bah!… c’est de ton âge; je ne me fâche pas, dit le Maître d’école d’un ton affectueux et dégagé, espérant apitoyer Tortillard; mais, au lieu de rester là à me blaguer, tu ferais mieux de te souvenir de ce que t’a dit la Chouette, que tu aimes tant; tu devrais tout examiner, prendre des empreintes. As-tu entendu? Ils ont parlé d’une grosse somme d’argent qu’ils auront ici lundi… Nous y reviendrions avec les amis et nous ferions un bon coup. Bah! j’étais bien bête de vouloir rester ici… j’en aurais eu assez au bout de huit jours, de ces bonasses de paysans… n’est-ce pas, mon garçon? dit le brigand pour flatter Tortillard.

– Vous m’auriez fait de la peine, parole d’honneur! dit le fils de Bras-Rouge en ricanant.

– Oui, oui, il y a un bon coup à faire ici… Et quand même il n’y aurait rien à voler, je reviendrai dans cette maison avec la Chouette pour me venger, dit le brigand d’une voix altérée par la fureur et par la haine; car c’est, bien sûr, ma femme qui a excité contre moi cet infernal Rodolphe; et en m’aveuglant ne m’a-t-il pas mis à la merci de tout le monde… de la Chouette, d’un gamin comme toi?… Eh bien! puisque je ne peux pas me venger sur lui… je me vengerai sur ma femme!… Oui, elle payera pour tous… quand je devrais mettre le feu à cette maison et m’ensevelir moi-même sous ses décombres… Oh! je voudrais… je voudrais…!

– Vous voudriez bien la tenir, votre femme, hein, vieux? Et dire qu’elle est à dix pas de vous… c’est ça qu’est vexant! Si je voulais, je vous conduirais à la porte de sa chambre… moi… car je sais où elle est, sa chambre… je le sais, je le sais, je le sais, ajouta Tortillard en chantonnant, selon son habitude.

– Tu sais où est sa chambre! s’écria le Maître d’école avec une joie féroce, tu le sais?…

– Je vous vois venir, dit Tortillard; je vas vous faire faire le beau sur vos pattes de derrière, comme un chien à qui on montre un os… Attention, vieux Azor!

– Tu sais où est la chambre de ma femme? répéta le brigand en se tournant du côté où il entendait la voix de Tortillard.

– Oui, je le sais; et ce qu’il y a de fameux, c’est qu’un seul garçon de ferme couche dans le corps de logis où nous sommes; je sais où est sa porte, la clef est après: crac! un tour, et il est enfermé… Allons, debout, vieux Azor!

– Qui t’a dit cela? s’écria le brigand en se levant involontairement.

– Bien, Azor… À côté de la chambre de votre femme couche une vieille cuisinière… un autre tour de clef, et nous sommes maîtres de la maison, maîtres de votre femme et de la jeune fille à la mante grise que nous venions enlever… Maintenant, la patte, vieux Azor, faites le beau pour ce maître! Tout de suite.

– Tu mens, tu mens!… Comment saurais-tu cela?

– Moi boiteux, mais moi pas bête… Tout à l’heure j’ai inventé de dire à ce vieux bibard de laboureur que la nuit vous aviez quelquefois des convulsions, et je lui ai demandé où je pourrais trouver du secours si vous aviez votre attaque… Alors il m’a répondu que, si ça vous prenait, je pourrais éveiller le valet et la cuisinière, et il m’a enseigné où ils couchaient… l’un en bas, l’autre en haut… au premier, à côté de votre femme, votre femme, votre femme!…

Et Tortillard de répéter son chant monotone.

Après un long silence, le Maître d’école lui dit d’une voix calme, avec une sincère et effrayante résolution:

– Écoute… J’ai assez de la vie… Tout à l’heure… eh bien! oui… je l’avoue… j’ai eu une espérance qui me fait maintenant paraître mon sort plus affreux encore… La prison, le bagne, la guillotine, ne sont rien auprès de ce que j’endure depuis ce matin… et cela, j’aurai à l’endurer toujours… Conduis-moi à la chambre de ma femme; j’ai là mon couteau… je la tuerai… On me tuera après, ça m’est égal… La haine m’étouffe… Je serai vengé… ça me soulagera… Ce que j’endure, c’est trop, c’est trop! pour moi devant qui tout tremblait. Tiens, vois-tu… si tu savais ce que je souffre… tu aurais pitié de moi… Depuis un instant il me semble que mon crâne va éclater… mes veines battent à se rompre… mon cerveau s’embarrasse…

– Un rhume de cerveau, vieux?… connu… Éternuez… ça le purge…, dit Tortillard en éclatant encore de rire. Voulez-vous une prise?

Et, frappant brusquement sur le dos de sa main gauche fermée, comme il eût frappé sur le couvercle d’une tabatière, il chantonna:

J’ai du bon tabac dans ma tabatière;

J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! ils veulent me rendre fou! s’écria le brigand, devenu véritablement presque insensé par une sorte d’éréthisme de vengeance sanguinaire, ardente, implacable, qui cherchait en vain à s’assouvir.

L’exubérance des forces de ce monstre ne pouvait être égalée que par leur impuissance.

Qu’on se figure un loup affamé, furieux, hydrophobe, harcelé pendant tout un jour par un enfant à travers les barreaux de sa case, et sentant à deux pas de lui une victime qui satisferait à la fois et sa faim et sa rage.

Au dernier sarcasme de Tortillard, le brigand perdit presque la tête.

À défaut de victime, il voulut, dans sa frénésie, répandre son propre sang… le sang l’étouffait.

Un moment il fut décidé à se tuer, il aurait eu à la main un pistolet armé, qu’il n’eût pas hésité. Il fouilla dans sa poche, en tira un long couteau-poignard, l’ouvrit, le leva pour s’en frapper… Mais, si rapides que fussent ses mouvements, la réflexion, la peur, l’instinct vital les devancèrent.

Le courage manqua au meurtrier, son bras armé retomba sur ses genoux.

Tortillard avait suivi ses mouvements d’un œil attentif; lorsqu’il vit le dénoûment inoffensif de cette velléité tragique, il s’écria en ricanant:

– Garçon, un duel!… plumez les canards…

Le Maître d’école, craignant de perdre la raison dans un dernier et inutile éclat de fureur, ne voulut pas, si cela se peut dire, entendre cette nouvelle insulte de Tortillard, qui raillait si insolemment la lâcheté de cet assassin reculant devant le suicide. Désespérant d’échapper à ce qu’il appelait, par une sorte de fatalité vengeresse, la cruauté de cet enfant maudit, le brigand voulut tenter un dernier effort en s’adressant à la cupidité du fils de Bras-Rouge.

– Oh! lui dit-il d’une voix presque suppliante, conduis-moi à la porte de ma femme; tu prendras tout ce que tu voudras dans sa chambre, et puis tu te sauveras; tu me laisseras seul… tu crieras au meurtre, si tu veux! On m’arrêtera, on me tuera sur la place… tant mieux!… je mourrai vengé, puisque je n’ai pas le courage d’en finir… Oh! conduis-moi… conduis-moi; il y a, bien sûr, chez elle, de l’or, des bijoux: je te dis que tu prendras tout… pour toi tout seul… entends-tu?… pour toi tout seul… je ne te demande que de me conduire à la porte, près d’elle.

– Oui… j’entends bien; vous voulez que je vous mène à sa porte… et puis à son lit… et puis que je vous dise où frapper, et puis que je vous guide le bras, n’est-ce pas? Vous voulez enfin me faire servir de manche à votre couteau!… vieux monstre! reprit Tortillard avec une expression de mépris, de colère et d’horreur qui, pour la première fois de la journée, rendit sérieuse sa figure de fouine, jusqu’alors railleuse et effrontée. On me tuerait plutôt… entendez-vous… que de me forcer à vous conduire chez votre femme.