Henri conçut dès lors des craintes sérieuses sur cette expédition, dont son frère menait une si grande part; il résolut en conséquence de précipiter sa marche sur Anvers.
C'était pour lui une surprise indicible que de voir Remy et sa compagne, quelque intérêt qu'ils parussent avoir à n'être pas reconnus, suivre obstinément la même route qu'il suivait.
C'était une preuve que tous deux tendaient à un même but.
Au sortir du bourg, Henri, caché dans les trèfles où nous l'avons laissé, était certain, cette fois au moins, de voir en face le visage de ce jeune homme qui accompagnait Remy.
Là il reconnaîtrait toutes ses incertitudes et y mettrait fin.
Et c'est alors, comme nous le disons, qu'il déchirait sa poitrine, tant il avait peur de perdre cette chimère qui le dévorait, mais qui le faisait vivre de mille vies, en attendant qu'elle le tuât.
Lorsque les deux voyageurs passèrent devant le jeune homme, qu'ils étaient loin de soupçonner être caché là, la dame était occupée à lisser ses cheveux, qu'elle n'avait point osé renouer à l'hôtellerie.
Henri la vit, la reconnut, et faillit rouler évanoui dans le fossé où son cheval paissait tranquillement.
Les voyageurs passèrent.
Oh! alors, la colère s'empara de Henri, si bon, si patient, tant qu'il avait cru voir chez les habitants de la maison mystérieuse cette loyauté qu'il pratiquait lui-même.
Mais après les protestations de Remy, mais après les hypocrites consolations de la dame, ce voyage ou plutôt cette disparition constituait une espèce de trahison envers l'homme qui avait si opiniâtrement, mais en même temps si respectueusement assiégé cette porte.
Lorsque le coup qui venait de frapper Henri fut un peu amorti, le jeune homme secoua ses beaux cheveux blonds, essuya son front couvert de sueur, et remonta à cheval, bien décidé à ne plus prendre aucune des précautions qu'un reste de respect lui avait conseillé de prendre, et il se mit à suivre les voyageurs, ostensiblement et à visage découvert.
Plus de manteau, plus de capuchon, plus d'hésitation dans sa marche, la route était à lui comme aux autres; il s'en empara tranquillement, réglant le pas de son cheval sur le pas des deux chevaux qui le précédaient.
Il était décidé à ne parler ni à Remy, ni à sa compagne, mais à se faire seulement reconnaître d'eux.
– Oh! oui, oui, se disait-il, s'il leur reste à tous deux une parcelle de cœur, ma présence, bien qu'amenée par le hasard, n'en sera pas moins un sanglant reproche pour les gens sans foi qui me déchirent le cœur à plaisir.
Il n'avait pas fait cinq cents pas à la suite des deux voyageurs, que Remy l'aperçut.
Le voyant ainsi délibéré, ainsi reconnaissable, s'avancer le front haut et découvert, Remy se troubla.
La dame s'en aperçut et se retourna.
– Ah! dit-elle, n'est-ce pas ce jeune homme, Remy?
Remy essaya encore de lui faire prendre le change et de la rassurer.
– Je ne pense point, madame, dit-il; autant que je puis en juger par l'habit, c'est un jeune soldat wallon qui se rend sans doute à Amsterdam, et passe par le théâtre de la guerre pour y chercher aventure.
– N'importe, je suis inquiète, Remy.
– Rassurez-vous, madame, si ce jeune homme eût été le comte du Bouchage, il nous eût déjà abordés; vous savez s'il était persévérant.
– Je sais aussi qu'il était respectueux, Remy, car, sans ce respect même, je me fusse contentée de vous dire: Éloignez-le, Remy, et je ne m'en fusse point inquiétée davantage.
– Eh bien, madame, s'il était si respectueux, ce respect, il l'aura conservé, et vous n'aurez pas plus à craindre de lui, en supposant que ce soit lui, sur la route de Bruxelles à Anvers qu'à Paris, dans la rue de Bussy.
– N'importe, continua la dame en regardant encore derrière elle, nous voici à Malines, changeons de chevaux, s'il le faut, pour marcher plus vite, mais hâtons-nous d'arriver à Anvers, hâtons-nous.
– Alors, au contraire, je vous dirai, madame, n'entrons point à Malines; nos chevaux sont de bonne race, poussons jusqu'à ce bourg qu'on aperçoit là-bas à gauche et qui se nomme, je crois, Villebrock; de cette façon nous éviterons la ville, l'auberge, les questions, les curieux, et nous serons moins embarrassés pour changer de chevaux ou d'habits si par hasard la nécessité exige que nous en changions.
– Allons, Remy, droit au bourg alors.
Ils prirent à gauche, s'engageant dans un sentier à peine frayé, mais qui, cependant, se rendait visiblement à Villebrock.
Henri quitta la route au même endroit qu'eux, prit le même sentier qu'eux, et les suivit, gardant toujours sa distance.
L'inquiétude de Remy se manifestait dans ses regards obliques, dans son maintien agité, dans ce mouvement surtout qui lui était devenu habituel, de regarder en arrière avec une sorte de menace, et d'éperonner tout à coup son cheval.
Ces différents symptômes, comme on le comprend bien, n'échappaient point à sa compagne.
Ils arrivèrent à Villebrock.
Des deux cents maisons dont se composait ce bourg, pas une n'était habitée; quelques chiens oubliés, quelques chats perdus couraient effarés dans cette solitude, les uns appelant leurs maîtres avec de longs hurlements, les autres fuyant légèrement, et s'arrêtant, lorsqu'ils se croyaient en sûreté, pour montrer leur museau mobile, sous la traverse d'une porte ou par le soupirail d'une cave.
Remy heurta en vingt endroits, ne vit rien, et ne fut entendu de personne.
De son côté, Henri, qui semblait une ombre attachée aux pas des voyageurs, de son côté Henri s'était arrêté à la première maison du bourg, avait heurté à la porte de cette maison, mais tout aussi inutilement que ceux qui le précédaient, et alors ayant deviné que la guerre était cause de cette désertion, il attendait pour se remettre en route que les voyageurs eussent pris un parti.
C'est ce qu'ils firent après que leurs chevaux eurent déjeuné avec le grain que Remy trouva dans le coffre d'une hôtellerie abandonnée.
– Madame, dit alors Remy, nous ne sommes plus dans un pays calme, ni dans une situation ordinaire; il ne convient pas que nous nous exposions comme des enfants. Nous allons certainement tomber dans une bande de Français ou de Flamands, sans compter les partisans espagnols, car, dans la situation étrange où sont les Flandres, les routiers de toutes les espèces, les aventuriers de tous les pays doivent y pulluler; si vous étiez un homme je vous tiendrais un autre langage: mais vous êtes femme, vous êtes jeune, vous êtes belle, vous courrez donc un double danger pour votre vie et pour votre honneur.