– Non, mon enfant, merci.
– Vous ne la trouvez donc pas bonne?
– Je suis sûr qu'elle est excellente, mais je n'ai pas faim.
La servante joignit les mains pour exprimer l'étonnement où la plongeait cette étrange sobriété: ce n'était pas ainsi qu'avaient l'habitude d'en user ses compatriotes voyageurs.
Remy, comprenant qu'il y avait un peu de dépit dans le geste invocateur de la servante, jeta une pièce d'argent sur la table.
– Oh! dit la servante, pour ce qu'il faut vous rendre, mon Dieu! vous pouvez bien garder votre pièce: six deniers de dépense à deux!
– Gardez la pièce tout entière, ma bonne, dit la voyageuse, mon frère et moi, nous sommes sobres, c'est vrai, mais nous ne voulons pas diminuer votre gain.
La servante devint rouge de joie, et cependant en même temps des larmes de compassion mouillaient ses yeux, tant ces paroles avaient été prononcées douloureusement.
– Dites-moi, mon enfant, demanda Remy, existe-t-il une route de traverse d'ici à Malines?
– Oui, monsieur, mais bien mauvaise; tandis qu'au contraire, monsieur ne sait peut-être pas cela, mais il existe une grande route excellente.
– Si fait, mon enfant, je sais cela. Mais je dois voyager par l'autre.
– Dame! je vous prévenais, monsieur, parce que, comme votre compagnon est une femme, la route sera doublement mauvaise, pour elle surtout.
– En quoi, ma bonne?
– En ce que, cette nuit, grand nombre de gens de la campagne traversent le pays pour aller sous Bruxelles.
– Sous Bruxelles?
– Oui, ils émigrent momentanément.
– Pourquoi donc émigrent-ils?
– Je ne sais; c'est l'ordre.
– L'ordre de qui? du prince d'Orange?
– Non, de monseigneur.
– Qui est ce monseigneur!
– Ah! dame! vous m'en demandez trop, monsieur, je ne sais pas; mais enfin, tant il y a que, depuis hier au soir, on émigre.
– Et quels sont les émigrants?
– Les habitants de la campagne, des villages, des bourgs, qui n'ont ni digues ni remparts.
– C'est étrange, fit Remy.
– Mais nous-mêmes, dit la fille, au point du jour nous partirons, ainsi que tous les gens du bourg. Hier, à onze heures, tous les bestiaux ont été dirigés sur Bruxelles par les canaux et les routes de traverse; voilà pourquoi, sur le chemin dont je vous parle, il doit y avoir à cette heure encombrement de chevaux, de chariots et de gens.
– Pourquoi pas sur la grande route? la grande route, ce me semble, vous procurerait une retraite plus facile.
– Je ne sais; c'est l'ordre.
Remy et sa compagne se regardèrent.
– Mais nous pouvons continuer, n'est-ce pas, nous qui allons à Malines?
– Je le crois, à moins que vous ne préfériez faire comme tout le monde, c'est-à-dire vous acheminer sur Bruxelles.
Remy regarda sa compagne.
– Non, non, nous repartirons sur-le-champ pour Malines, s'écria la dame en se levant; ouvrez l'écurie, s'il vous plaît, ma bonne.
Remy se leva comme sa compagne en murmurant à demi voix:
– Danger pour danger, je préfère celui que je connais: d'ailleurs le jeune homme a de l'avance sur nous… et si par hasard il nous attendait, eh bien! nous verrions!
Et comme les chevaux n'avaient pas même été dessellés, il tint l'étrier à sa compagne, se mit lui-même en selle, et le jour levant les trouva sur les bords de la Dyle.
LXVIII Explication
Le danger que bravait Remy était un danger réel, car le voyageur de la nuit, après avoir dépassé le bourg et couru un quart de lieue en avant, ne voyant plus personne sur la route, s'aperçut bien que ceux qu'il suivait s'étaient arrêtés dans le village.
Il ne voulut point revenir sur ses pas, sans doute pour mettre à sa poursuite le moins d'affectation possible: mais il se coucha dans un champ de trèfle, ayant eu le soin de faire descendre son cheval dans un de ces fossés profonds qui en Flandre servent de clôture aux héritages.
Il résultait de cette manœuvre que le jeune homme se trouvait à portée de tout voir sans être vu.
Ce jeune homme, on l'a déjà reconnu, comme Remy l'avait reconnu lui-même et comme la dame l'avait soupçonné, ce jeune homme c'était Henri du Bouchage, qu'une étrange fatalité jetait une fois encore en présence de la femme qu'il avait juré de fuir.
Après son entretien avec Remy sur le seuil de la maison mystérieuse, c'est-à-dire après la perte de toutes ses espérances, Henri était revenu à l'hôtel de Joyeuse, bien décidé, comme il l'avait dit, à quitter une vie qui se présentait pour lui si misérable à son aurore: et, en gentilhomme de cœur, en bon fils, car il avait le nom de son père à garder pur, il s'était résolu au glorieux suicide du champ de bataille.
Or, on se battait en Flandre; le duc de Joyeuse, son frère, commandait une armée et pouvait lui choisir une occasion de bien quitter la vie. Henri n'hésita point; il sortit de son hôtel à la fin du jour suivant, c'est-à-dire vingt heures après le départ de Remy et de sa compagne.
Des lettres arrivées de Flandre annonçaient un coup de main décisif sur Anvers. Henri se flatta d'arriver à temps. Il se complaisait dans cette idée que du moins il mourrait l'épée à la main, dans les bras de son frère, sous un drapeau français; que sa mort ferait grand bruit, et que ce bruit percerait les ténèbres dans lesquelles vivait la dame de la maison mystérieuse.
Nobles folies! glorieux et sombres rêves! Henri se reput quatre jours entiers de sa douleur et surtout de cet espoir qu'elle allait bientôt finir.
Au moment où, tout entier à ces rêves de mort, il apercevait la flèche aiguë du clocher de Valenciennes, et où huit heures sonnaient à la ville, il s'aperçut qu'on allait fermer les portes; il piqua son cheval des deux et faillit, en passant sur le pont-levis, renverser un homme qui rattachait les sangles du sien.
Henri n'était pas un de ces nobles insolents qui foulent aux pieds tout ce qui n'est point un écusson. Il fit en passant des excuses à cet homme, qui se retourna au son de sa voix, puis se détourna aussitôt.
Henri, emporté par l'action de son cheval, qu'il essayait d'arrêter en vain, Henri tressaillit comme s'il eût vu ce qu'il ne s'attendait pas à voir.
– Oh! je suis fou, pensa-t-il; Remy à Valenciennes; Remy, que j'ai laissé, il y a quatre jours, rue de Bussy; Remy sans sa maîtresse, car il avait pour compagnon un jeune homme, ce me semble? En vérité, la douleur me trouble le cerveau, m'altère la vue à ce point que tout ce qui m'entoure revêt la forme de mes immuables idées.