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Ernauton conduisit la duchesse à sa litière gardée par deux serviteurs.

Arrivée là et se sentant en sûreté, la duchesse serra la main de Carmainges et lui dit:

– Monsieur Ernauton, après ce qui vient de se passer, après l'insulte dont, malgré votre courage, vous n'avez pu me défendre, et qui ne manquerait pas de se renouveler, nous ne pouvons plus revenir ici; cherchez, je vous prie, dans les environs, quelque maison à vendre ou à louer en totalité; avant peu, soyez tranquille, vous recevrez de mes nouvelles.

– Dois-je prendre congé de vous, madame? dit Ernauton, en s'inclinant en signe d'obéissance aux ordres qui venaient de lui être donnés, et qui étaient trop flatteurs à son amour-propre pour qu'il les discutât.

– Pas encore, monsieur de Carmainges, pas encore; suivez ma litière jusqu'au nouveau pont, dans la crainte que ce misérable, qui m'a reconnue pour la dame de la litière, mais qui ne m'a point reconnue pour ce que je suis, ne marche derrière nous et ne découvre ainsi ma demeure.

Ernauton obéit, mais personne ne les espionna.

Arrivée au pont Neuf, qui alors méritait ce nom, puisqu'il y avait à peine sept ans que l'architecte Ducerceau l'avait jeté sur la Seine, arrivée au pont Neuf, la duchesse tendit la main aux lèvres d'Ernauton en lui disant:

– Allez, maintenant, monsieur.

– Oserai-je vous demander quand je vous reverrai, madame?

– Cela dépend de la hâte que vous mettrez à faire ma commission, et cette hâte me sera une preuve du plus ou du moins de désir que vous aurez de me revoir.

– Oh! madame, en ce cas, rapportez-vous-en à moi.

– C'est bien, allez, mon chevalier.

Et la duchesse donna une seconde fois sa main à baiser à Ernauton, puis s'éloigna.

– C'est étrange, en vérité, dit le jeune homme revenant sur ses pas, cette femme a du goût pour moi, je n'en puis douter, et elle ne s'inquiète pas le moins du monde si je puis ou non être tué par ce coupe-jarret de Sainte-Maline.

Et un léger mouvement d'épaules prouva que le jeune homme estimait cette insouciance à sa valeur.

Puis revenant sur ce premier sentiment qui n'avait rien de flatteur pour son amour-propre:

– Oh! poursuivit-il, c'est qu'en effet elle était bien troublée, la pauvre femme, et que la crainte d'être compromise est, chez les princesses surtout, le plus fort de tous les sentiments.

Car, ajoutait-il en souriant à lui-même, elle est princesse.

Et comme ce dernier sentiment était le plus flatteur pour lui, ce fut ce dernier sentiment qui l'emporta.

Mais ce sentiment ne put effacer chez Carmainges le souvenir de l'insulte qui lui avait été faite; il retourna donc droit à l'hôtellerie, pour ne laisser à personne le droit de supposer qu'il avait eu peur des suites que pourrait avoir cette affaire.

Il était naturellement décidé à enfreindre toutes les consignes et tous les serments possibles, et à en finir avec Sainte-Maline au premier mot qu'il dirait ou au premier geste qu'il se permettrait de faire.

L'amour et l'amour-propre blessés du même coup lui donnaient une rage de bravoure qui lui eût certainement, dans l'état d'exaltation où il était, permis de lutter avec dix hommes.

Cette résolution étincelait dans ses yeux, lorsqu'il toucha le seuil de l'hôtellerie du Fier-Chevalier.

Madame Fournichon, qui attendait ce retour avec anxiété, se tenait toute tremblante sur le seuil.

À la vue d'Ernauton, elle s'essuya les yeux, comme si elle avait abondamment pleuré, et jetant ses deux bras au cou du jeune homme, elle lui demanda pardon, malgré tous les efforts de son mari, qui prétendait que, n'ayant aucun tort, sa femme n'avait aucun pardon à demander.

La bonne hôtelière n'était point assez désagréable pour que Carmainges, eût-il à se plaindre d'elle, lui tînt obstinément rancune; il assura donc dame Fournichon qu'il n'avait contre elle aucun levain de rancune, et que son vin seul était coupable.

Ce fut un avis que le mari parut comprendre, et dont par un signe de tête il remercia Ernauton.

Pendant que ces choses se passaient à la porte, tout le monde était à table, et l'on causait chaleureusement de l'événement qui faisait sans contredit le point culminant de la soirée.

Beaucoup donnaient tort à Sainte-Maline avec cette franchise qui est le principal caractère des Gascons lorsqu'ils causent entre eux.

Plusieurs s'abstenaient, voyant le sourcil froncé de leur compagnon et sa lèvre crispée par une réflexion profonde.

Au reste on n'en attaquait point avec moins d'enthousiasme le souper de maître Fournichon, mais on philosophait en l'attaquant, voilà tout.

– Quant à moi, disait tout haut M. Hector de Biran, je sais que M. de Sainte-Maline est dans son tort, et que si je me fusse appelé un instant Ernauton de Carmainges; M. de Sainte-Maline serait à cette heure couché sous cette table au lieu d'être assis devant.

Sainte-Maline leva la tête et regarda Hector de Biran.

– Je dis ce que je dis, répondit celui-ci, et tenez, voilà là-bas sur le seuil de la porte quelqu'un qui paraît être de mon avis.

Tous les regards se tournèrent vers l'endroit indiqué par le jeune gentilhomme, et l'on aperçut Carmainges, pâle et debout dans le cadre formé par la porte.

À cette vue qui semblait une apparition, chacun sentit un frisson lui courir par tout le corps.

Ernauton descendit du seuil, comme eût fait la statue du commandeur de son piédestal, et marcha droit à Sainte-Maline, sans provocation réelle, mais avec une fermeté qui fit battre plus d'un cœur.

À cette vue, de toutes parts on cria à M. de Carmainges:

– Venez par ici, Ernauton; venez de ce côté, Carmainges, il y a une place près de moi.

– Merci, répondit le jeune homme, c'est près de M. de Sainte-Maline que je veux m'asseoir.

Sainte-Maline se leva; tous les yeux étaient fixés sur lui.

Mais, dans le mouvement qu'il fit en se levant, sa figure changea complètement d'expression.

– Je vais vous faire la place que vous désirez, monsieur, dit-il sans colère, et en vous la faisant, je vous adresserai des excuses bien franches et bien sincères, pour ma stupide agression de tout à l'heure; j'étais ivre, vous l'avez dit vous-même; pardonnez-moi.

Cette déclaration, faite au milieu du silence général, ne satisfit point Ernauton, quoiqu'il fût évident que pas une syllabe n'en avait été perdue pour les quarante-trois convives, qui regardaient avec anxiété de quelle façon se terminerait cette scène.