L'autre sort de la bouteille.
Mais rien n'est si éventé
Que le moine en pleine treille,
Mais rien n'est si desbasté
Que le moine en liberté.
– Bien dit, s'écria Chicot, et, pour ne pas perdre de temps, mettez-vous à table, mon cher frère; moi, je vais vous faire servir et chercher un âne.
III Comment frère Gorenflot voyagea sur un âne nommé Panurge, et apprit dans son voyage beaucoup de choses qu'il ne savait pas.
Ce qui rendait Chicot si indifférent du soin de son propre estomac, pour lequel, tout fou qu'il était ou qu'il se vantait d'être, il avait d'ordinaire autant de condescendance que pouvait en avoir un moine, c'est qu'avant de quitter l'hôtel de la Corne d'Abondance il avait copieusement déjeuné.
Puis les grandes passions nourrissent, à ce qu'on dit, et Chicot, dans ce moment même, avait une grande passion.
Il installa donc frère Gorenflot à une table de la petite maison, et on lui passa par une sorte de tour du jambon, des œufs et du vin, qu'il se mit à expédier avec sa célérité et sa continuité ordinaires.
Cependant Chicot était allé dans le voisinage s'enquérir de l'âne demandé par son compagnon; il trouva chez des paysans de Sceaux, entre un bœuf et un cheval, cet âne pacifique, objet des vœux de Gorenflot: il avait quatre ans, tirait sur le brun et soutenait un corps assez dodu sur quatre jambes effilées comme des fuseaux. En ce temps, un pareil âne coûtait vingt livres; Chicot en donna vingt-deux et fut béni pour sa magnificence.
Lorsque Chicot revint avec sa conquête, et qu'il entra avec elle dans la chambre même où dînait Gorenflot, Gorenflot, qui venait d'absorber la moitié d'un pâté d'anguilles et de vider sa troisième bouteille, Gorenflot, enthousiasmé de la vue de sa monture et d'ailleurs disposé par les fumées d'un vin généreux à tous les sentiments tendres, Gorenflot sauta au cou de son âne, et, après l'avoir embrassé sur l'une et l'autre mâchoire, il introduisit entre les deux une longue croûte de pain, qui fit braire d'aise celui-ci.
– Oh! oh! dit Gorenflot, voilà un animal qui a une belle voix, nous chanterons quelquefois ensemble. Merci, ami Chicot, merci.
Et il baptisa incontinent son âne du nom de Panurge.
Chicot jeta un coup d'œil sur la table et vit que, sans tyrannie aucune, il pouvait exiger de son compagnon qu'il restât de son dîner où il en était.
Il se mit donc à dire de cette voix à laquelle Gorenflot ne savait point résister:
– Allons, en route, compère, en route. À Melun nous goûterons.
Le ton de voix de Chicot était si impératif, et Chicot, au milieu de ce commandement un peu dur, avait su glisser une si douce promesse, qu'au lieu de faire aucune observation Gorenflot répéta:
– À Melun! à Melun!
Et, sans plus tarder, Gorenflot, à l'aide d'une chaise, se hissa sur son âne vêtu d'un simple coussin de cuir, d'où pendaient deux lanières en guise d'étriers. Le moine passa ses sandales dans les deux lanières, prit la longe de l'âne dans sa main droite, appuya son poing gauche sur la hanche, et sortit de l'hôtel, majestueux comme le dieu auquel Chicot avait avec quelque raison prétendu qu'il ressemblait.
Quant à Chicot, il enfourcha son cheval avec l'aplomb d'un cavalier consommé, et les deux cavaliers prirent incontinent la route de Melun au petit trot de leurs montures.
On fit de la sorte quatre lieues tout d'une traite, puis on s'arrêta un instant. Le moine profita d'un beau soleil pour s'étendre sur l'herbe et dormir. Chicot, de son côté, fit un calcul d'étapes d'après lequel il reconnut que, pour faire cent vingt lieues, à dix lieues par jour, il mettrait douze jours.
Panurge brouta du bout des lèvres une touffe de chardons.
Dix lieues était raisonnablement tout ce qu'on pouvait exiger des forces combinées d'un âne et d'un moine.
Chicot secoua la tête.
– Ce n'est pas possible, murmura-t-il en regardant Gorenflot, qui dormait sur le revers de ce fossé ni plus ni moins que sur le plus doux édredon; ce n'est pas possible, il faut, s'il veut me suivre, que le frocard fasse au moins quinze lieues par jour.
Comme on le voit, frère Gorenflot était depuis quelque temps destiné aux cauchemars.
Chicot le poussa du coude afin de le réveiller, et, quand il serait réveillé, de lui communiquer son observation.
Gorenflot ouvrit les yeux.
– Est-ce que nous sommes à Melun? dit-il, j'ai faim.
– Non, compère, dit Chicot, pas encore, et voilà justement pourquoi je vous éveille; c'est qu'il est urgent d'y arriver. Nous allons trop doucement, ventre de biche! nous allons trop doucement.
– Eh! cela vous fâche-t-il, cher monsieur Chicot, de marcher doucement? la route de la vie va en montant, puisqu'elle aboutit au ciel, et c'est très fatigant de monter; d'ailleurs, qui nous presse? Plus de temps nous mettrons à faire la route, plus de temps nous demeurerons ensemble. Est-ce que je ne voyage pas, moi, pour la propagation de la foi, et vous pour votre plaisir? Eh bien, moins vite nous irons, mieux la foi sera propagée; moins vite nous irons, mieux vous vous amuserez. Par exemple, mon avis serait de demeurer quelques jours à Melun; on y mange, à ce que l'on assure, d'excellents pâtés d'anguilles, et je voudrais faire une comparaison consciencieuse et raisonnée entre le pâté d'anguilles de Melun et celui des autres pays. Que dites-vous de cela, monsieur Chicot?
– Je dis, reprit le Gascon, que mon avis, au contraire, est d'aller le plus vite possible; de ne pas goûter à Melun, et de souper seulement à Montereau, pour regagner le temps perdu.
Gorenflot regarda son compagnon de voyage en homme qui ne comprend pas.
– Allons! en route, en route! dit Chicot.
Le moine, qui était couché tout de son long, les mains croisées sous sa tête, se contenta de s'asseoir sur son derrière en poussant un gémissement.
– Ensuite, continua Chicot, si vous voulez rester en arrière et voyager à votre guise, compère, vous en êtes le maître.
– Non pas, dit Gorenflot, effrayé de cet isolement auquel il venait d'échapper comme par miracle, non pas. Je vous suis, monsieur Chicot, je vous aime trop pour vous quitter.
– Alors, en selle, compère, en selle!
Gorenflot tira son âne contre une borne, et parvint à s'établir dessus, cette fois, non plus à califourchon, mais de côté, à la manière des femmes: il prétendait que cela lui était plus commode pour causer. Le fait est que le moine avait prévu un redoublement de vitesse dans la marche de sa monture, et que, disposé ainsi, il avait deux points d'appui: la crinière et la queue.
Chicot prit le grand trot: l'âne suivit en brayant.