Vous savez que vous vous en sortirez toujours. Il suffit d’une idée. Vous trouverez toujours une bêtise pour vous remettre dans le coup: vendre aux gens des films pornos où ils feront l’amour avec leurs parents reconstitués en images de synthèse, parachuter du yaourt allégé Maigrelette sur un pays affamé, lancer une drogue en suppositoire, ou un suppositoire en forme de godemichet, proposer à Coca-Cola de teindre sa boisson en rouge pour économiser les frais d’étiquetage, dire au Président des Etats-Unis de bombarder l’Irak à chaque fois qu’il a des problèmes de politique intérieure, proposer à Calvin Klein de lancer des aliments transgéniques, à Madone de dessiner des vêtements bio, à Bill Gates de racheter tous les pays pauvres, à Nutella de fabriquer du savon au praliné, à Lacoste de commercialiser de la viande de crocodile sous vide, à Pepsi-Cola de créer sa chaîne de télé bleue, au groupe Total-Fina-Elf d’ouvrir des bars à putes dans toutes ses stations-service, à Gillette de lancer un rasoir à 8 lames… Vous vous en sortirez toujours, pas vrai?
Alors zou, entrez dans la danse.
6
La salle est archi-comble. Votre coeur bat très fort. Vous passez votre main dans vos cheveux, et vous donnez un coup de spray Déomint dans la bouche. Votre heure de gloire a sonné. Vous en voulez un peu à Tamara de vous avoir faussé compagnie mais ce n’est pas grave, Odile roule des palots à Charlie, il y a 6 000 personnes dans la salle, et peut-être allez-vous monter sur scène, si vous gagnez une récompense — Tout va bien. Mais alors pourquoi ce sourire de plus en plus crispé?
Vous engagez la conversation avec votre voisine de gauche:
— Hi. My name is Charlie et lui c’est Octave.
— Je sais: vous êtes les deux nouveaux patrons de la Rosse.
— Ah. C’est bien ma veine: une Française. Et vous travaillez où?
— A la Rosse. Adeline, je suis au service prod.
— Ah oui, bien sûr, Adeline, maintenant je te reconnais. Excuse-nous, on a très peu dormi depuis trois jours.
— Pas de problème. Vous croyez que le film Maigrelette a ses chances?
— Difficile à dire. Possible. Il est tellement con que ça peut passer.
— Ah, au fait, fallait que je vous dise: Lady Di et John-John partent en test.
— Je sais, je sais. Et on a le sida.
— Oui, je suis aware. On est en phase de going là-dessus.
La lumière s’éteint. Clap clap nourri. Vous croisez les jambes, vous regardez votre montre, vous attendez votre catégorie (Milk amp; Dairy Products) en vous recoiffant avec les doigts. Devant vous défilent les spots les plus créatifs de la planète: des délires inconsidérés pour des corn-flakes, des régimes amincissants, des parfums, des jeans, des shampooings, de la vodka, des barres chocolatées, des nouilles, des pizzas, des ordinateurs, des sites Internet gratuits, de la nourriture pour chien, des 4 x 4, moments d’imagination et d’autodérision miraculeusement échappés à la vigilance des annonceurs, typographies novatrices, plans de pommes vertes floues, gros grain en 16 mm, design de demain, phrases qui «interpellent», logos rouges tridimensionnels, dessins animés hindous, musiques parodiques, huitième degré permanent, mots fléchés, pognon dépensé, pellicule grattée à la main, foules au ralenti, émotions libérées, et toujours les jolies filles, puisque tout repose sur les jolies filles, rien d’autre n’intéresse les gens. Vous tentez d’avoir l’air détendu à côté de votre voisine qui se tortille sur son siège et chantonne pour sembler relax. Si Albert Cohen avait vu cette scène avant 1968 (mais elle était impossible avant 1968 puisqu’elle en est la conséquence), il s’en serait inspiré pour décrire les babouineries de Belle du Seigneur.
— And the winner is… Maigrelette — The Nympho maniac by Rosserys & Witchcraft France!
Gloire à Toi Lion d’Or. Hosanna au plus haut des Cieux. Car c’est à Toi qu’appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire Pour les Siècles des Siècles Amen.
Vous explosez de joie,
— yyyyesss!
descendez les travées,
gravissez les marches,
et vous vous apprêtez à remercier le réalisateur Enrique «sans qui nous ne serions pas là» et la belle Tamara «grâce à qui tout fut possible», à dire que votre idée c’était de «chanter un hymne à la vie qui respecte le timing humain»
et tout et tout,
quand ils vous tombent dessus.
Trois policiers vous ceinturent devant toute la profession mondiale, et c’est le commissaire Sanchez Ferlosio lui-même qui vous passe les menottes pour le meurtre de Mrs Ward à Coral Gables, Miami District, Florida State.
D’une certaine manière, on peut dire que vous vous étiez mis, de vous-mêmes, hors compétition.
7
«La vie se passe comme ça: vous naissez, vous mourez, et entre les deux, vous avez mal au ventre. Vivre, c’est avoir mal au ventre, tout le temps: à 15 ans, mal au ventre parce que vous êtes amoureuse; à 25 ans, parce que vous êtes angoissée par l’avenir; à 35 ans, parce que vous buvez; à 45 ans, parce que vous travaillez trop; à 55 ans, parce que vous n’êtes plus amoureuse; à 65 ans, parce que vous êtes angoissée par le passé; à 75 ans, parce que vous avez un cancer généralisé. Dans les intervalles, vous n’aurez fait qu’obéir à vos parents, puis aux professeurs, puis aux patrons, puis aux maris, puis aux médecins. Parfois vous vous doutiez qu’ils se foutaient de votre gueule mais il est déjà trop tard, et un jour, l’un d’entre eux vous annonce que vous allez mourir et alors, sous la pluie, on vous range dans un coffre en bois, sous la terre du cimetière de Bagneux. Vous croyez être épargné? Tant mieux pour vous. Quand vous lirez ceci, je serai morte. Vous, vous vivrez, et moi, pas. N’est-ce pas bouleversant? Vous vous promènerez, vous boirez, vous mangerez, vous baiserez, vous aurez le choix et moi, je ne ferai rien de tout cela, je serai ailleurs, dans un endroit que je ne connais pas plus que vous, mais que je connaîtrai au moment où vous lirez ces lignes. La mort nous sépare. Ce n’est pas triste, c’est juste que nous sommes, moi la morte et vous qui lisez cette lettre, de chaque côté d’un mur infranchissable et que pourtant nous pouvons parler. Vivre et entendre un cadavre qui vous parle: c’est pratique, Internet.
Votre fantôme favori,
Sophie».
Vous vous regardez en chiens de faïence, les parents de Sophie et toi: comme si vous alliez réussir à vous parler au parloir — si les parloirs servaient à se parler, cela se saurait — maintenant que Sophie n’est plus là, alors que vous n’y parveniez déjà pas quand elle vivait. Ils ont fini par te rendre visite au Centre de Détention de Tarascon, toi Octave le mauvais père qu’ils snobaient dans les réunions de famille. Ils ont les yeux aussi gonflés que cernés. Quatre grosses billes rouges et désespérées.
— Elle a envoyé ce message sur Internet par e-mail en provenance d’un hôtel sénégalais. Vous n’avez jamais eu de ses nouvelles depuis…
— Depuis notre séparation? Non. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Tu accuses le coup. Elle était au Sénégal quand Marronnier s’est suicidé… Se sont-ils flingues ensemble? Qu’est-ce qu’elle foutait là-bas avec lui? Putain, déjà que c’est dur d’apprendre qu’on est cornuto, si en plus on l’apprend à titre posthume et en taule…
— C’est pas possible, c’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas possible (vous alternerez ces deux phrases pendant une heure, inutile de retranscrire ici vos lamentations).
Tu les contemples, les deux vieux aux mentons tremblotants. Juste après être sorti du parloir, tu fonds en larmes devant un encart magazine pour Air Liberté. Ce n’est pas la première fois que tu chiales depuis que tu es incarcéré. En fait, pour des durs à cuire, vous chialez assez souvent, Charlie et toi. Tellement que lui a tenté de se pendre le lendemain de son arrivée ici. Et tu te lamentes: