— Fais gaffe, Tamara, je suis extrêmement fécond.
— Je m’en bats les trompes: je prends la pilule depuis dix ans. T’es pas malade au moins?
Vous faites tous les deux semblant de dormir devant la télé câblée. Vous êtes réveillés par Charlie qui braille au téléphone:
— On a le sida! On a le sida!
— Quoi?
— Ben ça y est: le ministère de la Santé vient de nous confier le budget de la prévention contre le sida, c’est pas beau? Dix millions d’euros sans compète!
Tamara se tourne vers toi:
— Qu’est-ce qu’il y a?
— Oh, rien… C’était Charlie… On a le sida.
La veille au matin, vous avez ingurgité les champignons hallucinogènes ramenés d’Amsterdam, des psilocybes (4 têtes et 3 tiges chacun), et vos conversations ont pris un tour nouveau:
— T’as deux têtes.
— Le placard va exploser.
— Je suis starshootée.
— Je veux voir un film mais pourquoi, c’est normal?
— Le temps de comprendre ce que tu me demandes, il est trop tard pour te répondre.
— Je n’arrête pas de travailler dans ma tête.
— Je me suis battu avec le mini-bar.
— La bave de la blanche colombe n’atteint pas le vieux crapaud.
— Je redeviens moi.
— J’ai pas envie de voir un truc de cul. Enfin bon ben là, de toute façon on le voit.
— Vous les filles, faut vous donner des raisons de nous garder.
— J’ai horreur des phrases qui commencent par «j’ai horreur»
— Tu me désaltères.
— Tu n’arrêtes pas de me tromper.
— Ouais, mais j’aurais pu faire pire: t’épouser.
Connaissez-vous la différence entre les riches et les pauvres? Les pauvres vendent de la drogue pour s’acheter des Nike alors que les riches vendent des Nike pour s’acheter de la drogue.
La mer dansait le long du golfe sombre. Elle n’avait pas de reflets changeants, la mer. Ce n’est que le lendemain que Tamara t’a annoncé qu’elle s’en allait pour toujours.
— Avec qui?
— Alfred Duler, ton client de chez Madone! Il est dingue de moi. Il laisse vingt messages par jour sur ma boîte vocale. On a couché ensemble la semaine dernière, il m’a emmenée au Trianon Palace, il n’en revenait pas, il mourait de trouille, c’était mignon. Tu sais, il est plutôt gentil et m’a fait un tas de grandes déclarations; je crois qu’il veut vraiment quitter sa femme, tu sais, il s’ennuie dans sa vie.
— Oh ça n’est pas un scoop: il ennuie aussi des millions de gens. Mais que vas-tu faire de ta fille, tu la laisses au Maroc?
— Ben, non, Alfred est d’accord pour la rapatrier en France, il veut qu’on s’installe ensemble, il va demander le divorce, il veut qu’on se marie, la totale, quoi… Tu sais, c’est fou ce qu’on peut chambouler la vie d’un quinquagénaire quand on a la taille fine et une langue agile…
— Et vingt ans de moins que sa femme.
– Écoute, ne fais pas la tête, tu sais bien qu’une occasion pareille ne se représentera pas souvent. C’est la chance de ma vie! Je vais pouvoir me caser, devenir une grande bourgeoise. J’aurai pour la première fois une maison à moi. Je pourrai la décorer, et je m’appellerai Madame Duler, et ma fille Mademoiselle Duler, et on aura une voiture et des vacances en Provence. Je serai en sécurité, je pourrai enfin grossir! Mais je ne t’oublierai pas, tu viendras à la fête, hein? Je voulais même te prendre comme témoin mais Alfred ne veut pas, il est très jaloux de mon passé.
— Tu lui as tout raconté?? Fais gaffe, c’est mon plus gros annonceur quand même.
— Euh… Non, pas tous les détails, d’ailleurs il n’y tient pas trop, mais enfin il se doute bien qu’on a folâtré ensemble.
— Ce qui était faux, jusqu’à hier soir.
— Oui, c’est pour ça que je t’ai violé, ça m’énervait qu’on n’ait jamais fait la chose. Dis donc, tu tenais la forme, c’était bien, t’étais content? Je ne voulais pas te quitter sans te faire goûter la marchandise. C’est grâce à toi tout ce qui m’arrive… (en disant cela, elle montre du doigt la couverture de Elle, une photo de Jean- Marie Périer sur laquelle elle sourit avec en titre: «Tamara: la Maigrelette au Beur».)
— Mais tu ne veux pas venir à la cérémonie des Lions?
– Écoute, Alfred n’y tient pas, il est très possessif, je préfère ne pas le contrarier. Surtout qu’il n’a pas tort: il dit que si je veux me lancer dans le cinéma, je ne dois plus me galvauder dans la pub.
— Alors c’est comme ça que ça se termine? Et moi qui commençais à t’aimer!
— Arrête: la dernière fois que tu m’as dit ça, c’était trop tôt, et maintenant c’est trop tard.
Et voilà, elle t’embrasse une dernière fois et tu laisses filer son poignet gracile. Tu la laisses partir parce que tu laisses tout le monde partir. Tu la laisses filer vers la carrière de superstar que vous connaissez tous. Tu te sens de plus en plus tuberculeux. A la seconde où elle referme la porte, commence la nostalgie de toutes les secondes précédentes.
Le ciel se fond dans l’océan: cela s’appelle l’horizon. «A l’aube du troisième millénaire…»
Depuis le temps qu’on nous en parle, ça fait tout drôle de la voir enfin, «l’aube du troisième millénaire…» Pas si terrible que ça. Des pétroliers traversent la baie, avec dans leur sillage une mer irisée (c’est-à-dire polluée). Tu regardes l’échographie de Sophie, qui devient de plus en plus floue, mais tu ne clignes pas des yeux, tu les laisses écarquillés jusqu’à ce que tes joues soient trempées.
Vous rencontrez des êtres qui viennent transformer votre existence mais ils ne le savent pas et puis vous trahissent doucettement, vous les voyez pactiser avec l’ennemi, et ensuite vous les regardez s’éloigner comme une armée après un pillage, sur fond de décombres et de soleil couchant.
5
Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout court. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. Pour vous licencier, il suffira de faire glisser votre nom sur l’écran jusqu’à la corbeille, puis de sélectionner «vider la corbeille» dans le menu «Spécial»: l’ordinateur demandera alors «Souhaitez-vous supprimer définitivement cet élément? Annuler. OK». Pour vous escamoter, il suffira de cliquer sur «OK». Autrefois, une pub disait «Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc», mais à présent un petit clic provoque un grand choc.
Quitte à être un produit, vous aimeriez porter un nom imprononçable, compliqué, difficile à mémoriser, un nom de drogue dure, couleur caca, être un acide très puissant, capable de dissoudre une dent en une heure, un liquide trop sucré, au goût bizarre, et, malgré tous ces défauts évidents, rester la marque la plus connue sur terre. Vous aimeriez être une cannette de Coca-Cola empoisonnée.
En attendant, si vous étiez Charlie Nagoud dans sa chambre d’hôtel, vous surferiez sur différents sites sexuels, et vous seriez très content de télécharger une vidéo «distrayante» (comme vous dites toujours), représentant une jeune Asiate qui suce un cheval avant de vomir un litre de sa semence, et cela vous ferait penser qu’il est grand temps de faire votre toilette pour être beau à la cérémonie de remise des Lions mondiaux. Seulement voilà: Odile, qui ne serait plus stagiaire mais AD senior récemment promue, occuperait la salle de bains depuis environ trois quarts d’heure.
Et si vous étiez Octave Parango, vous seriez devant la grande salle du Palais des Festivals, vous savez, le gros blockhaus d’inspiration néo-nazie au bout de la Croisette, là où les vedettes montent les marches à Cannes sous la mitraille des photographes. Vous seriez en train de poireauter au milieu d’une foule de pubeux de tous les pays du monde, en smokings loués, qui se préparent à assister à la remise des trophées autocongratulés. Vous entendriez le brouhaha, vous humeriez les parfums capiteux et les sudations terrorisées. Vous contempleriez la plage, son sable fin, ses yachts blancs. Vous auriez beau vous retourner, vous ne verriez pas deux mille ans derrière vous mais un con de Hollandais. Vous regarderiez de nouveau le sable vieux de cinquante mille ans et qui se fout de votre gueule. Que sont deux millénaires face à du sable? Ce n’est pas parce que vous êtes né quelques années avant un changement de calendrier qu’il faut en faire tout un plat.